Pour
la gloire de Dieu et l'honneur de sa divine mère !
Quelqu'un, je ne sais qui, m'a demandé un récit de mon
voyage, je le lui ai promis, j'essaie sous les auspices de Marie, celle qu'on
aime à nommer l'étoile de la mer, j'essaie donc de tenir ma promesse. Ce
récit commence à parler du départ de
Differt, et vous racontera les diverses péripéties de mon voyage jusqu'en
Nouvelle Calédonie
6 septembre 1908
Je vous écris pour la dernière fois de Belgique où j'ai été reçu en hospitalité
pendant 5 ans. Ce pays restera cher à mon cœur alors que la France nous a
repoussé.
Le voyage s'est fait dans de bonnes conditions. A Mur de Barrez, j'ai attendu 2h30,
j'ai dîné au sommet du Fort, c'est de là que j'ai vu une dernière fois les
lieux qui m'avaient vu naître et abrité mon enfance. Je n'ai pu retenir mon
émotion à la pensée des personnes bien chères que j'y laissais.
L'autobus nous enlève bientôt et me voilà à Raulhac, là, je trouve ma tante qui est
toujours fatiguée des yeux. Elle souffre aussi des dents et ne pouvait
m'expliquer comment Marius n'avait pas été informé de la maladie de notre
cousin de Paris et n'était pas allé le visiter. Elle n'a parlé
d'aucune réunion des parents.
La compagnie que j'ai eu d'Aurillac à Paris a été bonne, ce qui n'arrive pas
toujours dans le train. Arrivé à Paris avec 3/4 d'heure de retard, Marius et
Honoré étaient à la gare et s'impatientaient un peu. J'ai célébré la messe le
jour de l'Assomption à ND des Victoires, je suis resté 3 jours à Paris.
L'accueil que j'y ai reçu a été des plus fraternels. Ils se sont
beaucoup dérangés tous les 3 pour bien me
recevoir.
Je suis pour 15 jours en Belgique. Nous n'avons plus que 8 jours de travail mais
on nous occupe suffisamment. Les 8 jours qui restent sont consacrés à la
retraite. Nous partons le 21 septembre et embarquons à Marseille le 23. Nous
sommes 4 nouveaux missionnaires qui partons avec un ancien missionnaire de la
Nouvelle Calédonie de passage en France pour des affaires.
Vous aurez la bonté de m'envoyer de vos nouvelles avant le 21 septembre, car je ne
pourrai en avoir avant mon arrivée à Sidney ou Nouméa, soit après 1mois et demi
de voyage. Je ne la recevrai que vers le milieu de novembre. Il est difficile
d'écrire sur le bateau, je ne vous enverrai pas de lettre du bateau mais je
vous promets que je vous enverrai une carte de tous les ports où nous ferons
escale, nous ne pourrons pas attendre que l'un ait reçu une lettre, je vous
conseille de m'écrire tous les 2
mois, à mon tour, je vous écrirai le
plus souvent possible.
Ne vous chagrinez pas à mon sujet, car je serais plus heureux que vous ne le
croyez. Vous pourrez en juger dans les lettres, je vous promets de dire la
vérité. Bien des choses de ma part à
tous ceux qui s'intéressent à ma petite personne.
Adieu, je vous laisse tous entre les bras de Jésus, Marie, Joseph.
Notre départ de Differt lieu comme vous le savez le
21 septembre,
jour de la fête de St Matthieu. Dans l'office de ce saint,
l'Eglise met sur nos lèvres ces paroles de
JC "Voici que je vous envoie comme des brebis au milieu des loups, soyez
assez prudents comme des serpents et simples comme des colombes.
"Réjouissez-vous
et tressaillez d'allégresse, parce que votre récompense est grande dans le
Ciel." Ces paroles, vous le voyez, ne pouvaient mieux être en rapport avec
les circonstances. Cette séparation complète est dure sans doute, la nature
parle, mais la tristesse ne peut atteindre le fond de notre cœur. C'est pour
Dieu que vous souffrez et que nous souffrons et plus nous souffrons tous, plus
grande sera la récompense.
Nous sommes, vous le savez, six jeunes missionnaires à partir mais deux sont
partis deux jours avant nous
s'embarquer à Naples. Avec nous, il y a le R.P. de Fenoyl, curé de Nouméa. Il
fait le voyage pour la seconde fois, il connaît le pays et il nous est d'un
grand secours. Le départ de missionnaires ne se fait jamais sans la cérémonie des adieux.
Elle ressemble assez à celle qui se fait au séminaire des
missions étrangères en de semblables circonstances. Un père étranger à la
maison vient faire un sermon sur les missions, puis il y a un interrogatoire
touchant vos intentions sur les missions, des conseils sur la manière de vivre
en missions. On fait deux
consécrations, l'une à la Sainte Vierge, l'autre à St Joseph. Comme je suis le
premier des quatre missionnaires, on m'a offert de donner une dernière fois la
bénédiction solennelle du T S Sacrement. Il est inutile de dire que j'ai béni,
non seulement ceux qui étaient présents de corps mais encore ceux qui l'étaient
par la pensée et le désir. Nous récitons ensuite la prière des voyageurs et
nous embrassons nos confrères qui restent . Cette énumération des choses est
longue et ennuyeuse, en réalité, cela est bien beau et très imposant car tous
ces différents actes sont espacés par des cantiques appropriés.
La cérémonie dure environ 1 heure et demie. Il est 11 heures, nous allons dîner.
Les autres Pères se faisaient un plaisir de nous servir. On constate quelques
fois combien sont vraies les paroles de l'Eglise : "Comme il est bon et
agréable pour des frères de se trouver ensemble". Après dîner, certains
confrères viennent porter nos valises à la gare et nous conduire une dernière
fois en train. Il est midi quand les voitures se mettent en mouvement . Nous
avons soupé à Nancy et nous sommes arrivés tous les 4 à Marseille sans
incident notable.
A la gare, nous
trouvons le R.P.Régis qui nous accompagne à l'autel et nous allons célébrer la
messe. Il est plus de 10h.
Dans la soirée du
mardi 22 septembre
nous
visitons Marseille, nous voyons rapidement les principales curiosités de la
ville. Nous rendons compte au P.Régis de nos dons et dépenses et il nous fait
les dernières recommandations sur la manière de nous comporter en voyage et en
mission. Il a dit entre autres choses que la règle exige que toutes les lettres
que les missionnaires envoient passent par ses mains. Mais vous n'avez pas
besoin de vous gêner si vous désirez quelques renseignements car je suis bien
persuadé qu'il ne lira pas mes lettres. D'ailleurs vous m'enverrez les vôtres
directement à moi. De même pour l'argent, c'est lui qui le garde, mais je
n'ai besoin que de lui écrire, de m'envoyer
telle et telle chose pour qu'il me les envoie et paie la facture. Par
conséquent, si vous m'envoyez de l'argent ou des messes à dire, envoyez-le au
P.Régis, 13 rue de l'Annonciade à Lyon.
Le mercredi matin,
2 septembre,
nous allons dire la messe à N.D. de la Garde. Ce jour-là, j'ai célébré la messe pour
tous ceux qui m'étaient chers et que j'ai laissé dans leur pays. Puis nous
déjeunons. C'est à ce moment là que nous trouvons le R.P.Fenoyl, curé de Nouméa
qui doit être notre supérieur. A 9 heures, nous mettons le reste de nos valises
sur une voiture qui les porte au port. Le reste était déjà sur le bateau, le
Néra, et on nous désigne les cabines . Le R.P.Fenoyl a une cabine très petite
car il est seul. Nous autres, nous avons une cabine plus grande, Nous n'avons
pas de chaises, mais ce qui très appréciable, nous avons une couverture, un
trou qui aère la cabine, cette ouverture s'appelle un sabord. le départ du
bateau devait avoir lieu à 11h, il n'a eu lieu qu'à 1 heure de l'après-midi.
Alors qu'on a fait descendre les personnes accompagnant les passagers au
bateau, le dîner avait commencé un peu auparavant. C'est donc pendant le dîner
que le bateau s'est mis en mouvement. Le mouvement est très doux, on croirait
presque se trouver à terre, car la mer est très calme, et c'est un plaisir de voyager.
puisse ce plaisir se prolonger jusqu'au terme de notre voyage.
Le
nombre des passagers est d'environ 400. Cela ne parait pas. Cependant,
le bateau est au complet. Les missionnaires y
sont nombreux. Il y a 5 jésuites dont 2 sont aveyronnais, j'ai fait quelques
classes à Espalion avec l'un d'eux. Il y a
aussi un prêtre des missions étrangères et 5 maristes. En outre, il y a
4 sœurs d'Océanie, c'est à dire du tiers-ordre de Marie, 3 sœurs de st Joseph
de Cluny et une sœur franciscaine.
Vendredi 25 septembre . Hier, j'avais écrit les pages précédentes sur le pont
du bateau en plein air mais ce soir, le vent s'est levé, j'ai dû descendre au
salon. Jusqu'à présent la mer est très calme aussi on n'a pas le mal de mer et
on a bon appétit, beaucoup plus que sur terre, je vous assure. D'ailleurs, on a
de quoi l'assouvir. On ne nous fait pas manger à la même heure que les autres
passagers, car nous sommes trop nombreux.
Voici
l'horaire de nos repas, à 8 heures du matin, café ou chocolat au choix, puis du
pain, du beurre, puis quelques biscuits, à 9 heures déjeuner en plus des hors
d'œuvre, beurre ou saucissons, il y a un plat de légumes et 2 plats de viande,
même le vendredi. Aujourd'hui vendredi pour la première fois, je me suis mis à
manger de la viande, vous pouvez croire que ce ne sera pas la dernière fois si Dieu me prête vie, car
le Pape nous a dispensé de l'abstinence .
A 3 heures, il y a du thé avec du
beurre, du pain et des biscuits . A 5 heures, il y a dîner , nous avons potage
et les mêmes plats qu'à midi sans oublier un plat de poisson qui fait son
apparition à chaque repas. Vous jugez par là de l'abondance et surabondance de
notre nourriture. Nous mangeons pour les jours où nous aurons le mal de mer,
mais quelqu'un, le commandant du vaisseau, je crois a dit que la traversée
serait généralement bonne car la saison des tempêtes est passée. Puisse cela
être conforme à la vérité. Un mot encore sur les repas puisque nous y sommes.
Vous aurez remarqué comme nous l'irrégularité des espaces entre les repas. Il y
en a qui se touchent mais d'autres sont très espacés. Ainsi celui de 5 heures
du soir est éloigné des 8 heures du lendemain matin mais si on a l'avantage
d'être servi prêtres et religieuses à part, il faut compenser cet avantage par
quelques inconvénients.
Vous
désirez peut-être connaître la vitesse de notre bateau. La première journée de
midi à midi, nous avons parcouru 280 miles françaises, le mile français
équivaut à 1850 mètres, la 2ème journée, nous avons été plus vite, nous avons
parcouru 333 miles. Ce qui équivaut à 6 km à l'heure c'est la vitesse d' un
chemin de fer omnibus, ceux qui vont le plus lentement. La matinée du 1er jour
de notre voyage, nous sommes passés entre la Corse que nous n'avons pu voir car
il était nuit, et la Sardaigne que nous avons bien vu. Le 2ème matinée, nous
sommes passés entre l'Italie et la Sicile. nous aurions pu voir le volcan actif de Sicile mais il était trop tôt,
je crois que c'est le Scutari, mais je ne pourrais pas vous affirmer sous la
foie du serment si c'est celui-là ou un autre. Nous aurions pu voir le mont
Etna avec ses neiges éternelles mais le jour n'était pas encore venu. Nous
avons pu très bien voir, d'un côté la ville de Messine en Sicile et Reggio de
Calabre en Italie, villes placées les unes en face des autres. Nous avons pu
contempler longtemps les côtes désertes et rocheuses de la Calabre. En voyant
cela, on comprend très bien la misère et par là même le brigandage de beaucoup
de calabrais. Actuellement nous sommes en pleine mer. Nous avons passé
heureusement entre les gouffres bien célèbres de Charylide et de Seylla mais le
bateau a dû faire plusieurs contours pour éviter l'un et l'autre.
Ce
matin, seulement nous avons célébrés la messe. Le P de Fenoyl a demandé un
salon des premières pour dire la messe. Le commandant a reçu l'ordre du
ministère de refuser et il n'a pu nous le permettre de peur d'être dénoncé, car
nous avons toutes sortes de passagers sur le bateau, des anglais, des indiens,
des français, des allemands, des gens de toutes sortes religions même des
francs-maçons. En attendant, nous célébrons la messe dans notre cabine. Cela
est assez difficile car elle est petite. On place l'autel sur le lit. Il n'est
pas possible de faire autrement. Le commandant nous a dit qu'après Colombo, ils
nous laisserait une cabine car beaucoup de passagers descendent à Bombay et à
Colombo. De la sorte, les sœurs pourront plus facilement assister à la messe.
Dimanche 27 septembre
. Hier vers 11 heures du matin, nous avons aperçu les
côtes de la Crète et le vent qui avait commencé à souffler la veille, est
devenu de plus en plus fort. Aussi la mer se soulève formant comme de gros
moutons blancs. Vous comprenez aisément que le bateau s'en ressent et
aujourd'hui il s'élève certainement à une hauteur de 2 mètres pour s'abaisser
d'autant . Beaucoup de passagers en ressentent les mauvais effets et donnent à
manger aux poissons. Pour nous, nous tenons bon mais 3 jésuites sur 5 sont
atteints du mal qui ne fait jamais mourir mais qui fait souffrir.
Ce
matin, on avait décidé de célébrer la sainte messe sur le pont en présence de
ceux qui auraient voulu y assister. Un enfant de 5 ou 6 ans s'est réveillé à 4
heures et voulait se lever pour aller à la messe. Sa mère n'a pu le retenir. La
mer était si mauvaise que nous n'avons pas pu offrir le saint sacrifice. J'ai
encore échappé au mal de mer.
Demain
matin , vers 1h30 nous arriverons à Port -Saïd juste à l'entrée du Canal de
Suez. Nous n'aurons pas le temps de descendre à terre.
Je
vous disais que près de la Crète, la mer était agitée. Peut-être vous êtes-vous
demandé comment à la salle à manger les bouteilles et les verres pouvaient
tenir debout. Le système est bien trouvé. Du haut en bas de la table, sur sa longueur, on met
3 ficelles bien tendues, inégalement
espacées. Entre la 1ère et la 2ème on place l'assiette, entre la 2ème et la
3ème, les verres et les bouteilles de la sorte, on n'a à craindre aucun
incident.
Mardi 29 septembre . Nous sommes arrivés, hier matin à Port-Said, à
l'entrée, on voit un phare et la statue de Ferdinand de Lesseps celui qui a
percé le canal. De la main droite, il désigne son œuvre. Le bateau y a déposé
des voyageurs et de la farine. On y a pris du charbon. Des arabes noirs
faisaient le service. D'autres noirs venaient sur le pont vendre des cartes
postales à un prix exorbitant. Des blancs, probablement des italiens venaient
jouer du violon et de la mandoline pour avoir quelques sous.
Les
anglais qui ont creusé le canal ont exigé 25 mille francs pour nous laissé
passer. Nous sommes partis à 8 heures du matin. Le canal a environ une centaine
de mètres de large. Il n'y a qu'au milieu où les bateaux peuvent voguer. Nous
avons ainsi voyager toute la journée sous un soleil de plomb entre l'Asie et
L'Afrique. Du côté gauche, on ne voyait qu'un désert de sable,
quelques étangs et du sable à perte de vue.
Comme le canal se remplit de sable, on est occupé à enlever ce qui pourrait
arrêter la marche des bateaux. Pour ce travail, on emploie des chameaux et des
mulets. Vous n'avez peut-être jamais vu de chameaux mais si vous voulez
connaître leur couleur, vous n'avez qu'à vous rappeler la couleur de l'âne
qu'avait autrefois Balat. Ils ont les jambes minces et longues, le cou et la
tête en avant. Pour les charger, on les fait coucher car ils sont trop haut
pour les charger debout. Tous ceux que j'ai vu en marche étaient attachés les
uns avec les autres. Certains pour les faire marcher les tiraient par la queue.
Les habitations de ces arabes, étaient en bois. Autour de la tête, ils portent
un turban, morceau de toile ordinairement rouge puis une robe qui va du cou
au-dessous du genou. Ils sont d'habiles nageurs.
Comme le bateau était au
garage pour laisser passer un autre bateau, un arabe du côté opposé au bateau
s'est mis à l'eau, il est venu à côté du bateau et s'est mis à crier en anglais
et en français : A la mer! à la mer! mesdames. On lui jetait un sou , il allait
le chercher dans la mer si bien qu'il nous le montrait et le mettait à la
bouche. Il plongeait très bien, car il
est passé sous le bateau et allait crier de l'autre côté. Il y a un chemin de
fer qui relie Port Said à Suez longeant le canal. Nous sommes arrivés à Suez ce
matin
29 septembre . On y a chargé quelques marchandises. Comme Port
said se trouve à l'entrée du canal, Suez est à la fin. Puis on vogue maintenant
dans le golfe de Suez. Au loin, de chaque côté, nous apercevons les deserts de
l'Arabie et de l'Afrique. J'oubliais un détail assez interessant, en passant le
canal de Suez, nous avons vu qulques chèvres. Nous nous demandions ce qu'elles
pouvaient manger. On a vu qu'elles se mettaient à gratter comme si elles y
cherchaient de la nourriture.
Pendant
la nuit, tandis que nous étions encore dans le canal, une pirogue montée par
des arabes voulut croiser le canal en face notre bateau. Malheur leur en
prit, 2 hommes furent happés par
l'hélice de notre bateau et furent probablement broyés car on ne les a pas
retrouvés, le 3ème fut retrouvé avec plusieurs côtes cassées, une grosse
balafre à la tête, il n'a survécu qu'une demi-heure.
Jeudi 1er octobre . Je n'ai rien vu de plus triste qu'un bateau en panne.
Un immense bateau allant à la dérive, balotté au gré des vents. C'est le
spectacle qu'on nous a offert pendant 4 heures, hier à l'entrée de la Mer
Rouge. On voulait rattraper le temps perdu dans le canal de Suez, la bielle
avait trop chauffé, elle ne marchait plus. Il a fallu 4 heures pour la remettre à une température convenable. Les
passagers souffraient énormément de ce mouvement de la mer. J'en ai été quitte
pour un mal de tête qui a passé dès que nous sommes repartis. La mer est assez
calme et tout va bien, mais il fait une chaleur effrayante. Le vent est à peine
frais dans sa cabine, on y étouffe. Beaucoup couchent dehors sur le pont mais
il paraît que ce n'est pas hygiénique, puis comme les matelots lavent tous les
matins le pont à grande eau, ils n'oublient pas d'arroser ceux qui dorment.
Anecdote, un anglais qui dormait se réveille sur cette impression de fraîcheur
et s'écrie " docement!". Un autre qui savait un peu plus de français
s'écrie "le temps a changé, cette nuit!"
Dans
la Mer Rouge,nous avons trouvé des bandes d'hirondelles, nous n'avions pas vu
d'oiseaux depuis le 1er jour de voyage. Nous avons vu aussi des poissons
volants et d'autres gros poissons, des marsouins qui suivent le bateau. Ils
mesurent environ 2 mètres de long.
La
vie à bord est assez monotone. pour rompre cette monotonie le R.P. Fenoyl a
fait une séance de projection sur la Nouvelle Calédonie, le pays qui m'est
échu.
Lundi 5 octobre . Voilà déjà quelques jours que j'ai interrompu mon petit
journal. Si je consultais la nature, je ne serais pas bien dispos pour
continuer, car on est plus porté à ne rien faire qu'à faire le plus petit
travail. Le passage de la mer Rouge comme je vous l'ai dit a été très chaud 42
degrés à l'ombre, dit-on. Je vous assure que cela fait beaucoup. Il faisait à
peine un peu de vent et encore il était très chaud. Aussi c'est avec grand
plaisir que samedi à midi nous avons été aborder à Aden. Le paysage est très
beau, si l'on veut, car il n'y a que des rochers volcaniques, par conséquent
tout à fait noirs, escarpés, tout ce qu'il y a de verdure se réduit à quelques
roseaux le long d'une maison. On a chargé du charbon et des marchandises comme
d'habitude. C'était toujours des arabes noirs qui faisaient le service, et
aussi des juifs. Les indigènes du pays avaient des cartes postales ou autres
objets, plumes d'autruches à vendre, ils ne pouvaient pas monter sur le bateau,
mais ils lancent une longue ficelle au milieu de laquelle est attaché un panier
dans lequel ils mettent les objets qu'ils veulent vendre. Ils tiennent eux-même
l'autre bout de ficelle. Si la marchandise ne vous va pas vous la remettez dans
le panier tout en laissant aller doucement la ficelle. Si la marchandise vous
va, c'est l'argent que vous mettez dans le panier. Nous sommes restés 6 heures
en rade d'Aden. Le port est grand mais la ville est très petite. Les maisons
ont de grandes arcades et le toit est plat. C'est là, je crois, sur le toit que
les gens vont dormir car dans ce pays, il fait extrèmement chaud.
Maintenant
que nous sommes dans la mer Arabique, le climat est moins chaud mais la mer ne
parait pas être si calme que la mer Rouge.
Hier,
dimanche fête du St Rosaire, nous avons pu célébrer une messe sur le pont.
J'étais à l'honneur car je faisais l'office de prêtre assistant. Quelques
français y assitaient mais beaucoup d'employés ont été retenus par le respect
humain. Le soir le P. de Fenoyl a fait une séance de projection sur les beautés
de la France. En même temps, un monsieur avait un grand gramophone qui charmait
l'ouie tandis que le P. Fenoyl charmait la vue. Que voulez- vous, il faut bien
se distraire. Le P. de Fenoyl est d'une grande bonté pour nous. Comme il est
riche de sa famille, ses frères lui ont donné pas mal de choses et il en fait
part.
Lundi 12 octobre . Voilà 8 jours que mon journal ne s'est pas allongé,
peut-être le trouverez-vous assez long, ennuyeux et illisible, mais si vous me
faites l'honneur de le lire cela vous fera faire un acte de mortification
excellent pour l'autre vie. Nous sommes arrivés à Bombay dans l'Indoustan, une
grande ville. Le bateau n'est pas venu au quai car on a dit qu'il y avait la
peste dans l'Inde et de peur d'être contaminé, le bateau est resté en rade.
Beaucoup de passagers nous ont quitté, de sorte qu 'en 2ème nous sommes 17
religieux ou religieuses et 14 autres passagers. Le lendemain vendredi, nous
avons pris une barque et nous avons été visiter la ville. A l'hôtel c'est cher
mais on y est fort bien. L'argent français n'y a pas cours, mais on échange
dans tous les hôtels.
L'hôtel
où nous sommes descendus est à l'intérieur de la ville européenne. Il y a des
ventilations qui remplissent pour tous le rôle d'éventail réservé aux dames. En
Europe quand on demande une chambre, on vous donne uniquement une chambre, ici
on vous en donne une qui en comprend 3
ou 4. D'abord on vous donne un salon ou vous avez quelques tableaux, de grands
fauteuils et une table. Tous les appartements ont environ 5 mètres de haut.
Puis on entre en face, la salle à coucher. Le lit a la longueur ordinaire mais
il est près de 3 mètres de large, on peut y rouler tout à son aise. Le matelas
très mince pourqu'il n'échauffe pas trop puis il y a uniquement 2 draps bien
riches s'ils ne sont pas déchirés. Les miens l'étaient mais qu'importe. On y
dort fort bien mais les moustiques se chargent quelquefois de vous réveiller.
Il n'y a pas de couverture. Il faut que je tire ici une grande parenthèse pour
vous donner quelques explications. Ici et dans les pays chauds, on ne couche
jamais avec la chemise mais on a un habit de nuit comme celui du jour, vous
connaissez le mien, il est le même que celui que j'avais au pays. L'hibillement
des hommes (je ne connais pas celui des femmes est le pyjama, il est très
simple. Il comprend une paire de culotte en étoffes légères, il y a une ficelle
pour l'attacher à la ceinture. Puis on a un veston de la même étoffe, voilà
tout. On peut se promener avec cet habit même sur le pont du bateau jusqu'à 8
heures les anglais le faisaient tous les jours mais nous n'étions pas habitués
à cela et nous n'avons jamais parus en public en pyjama.
Continuons
maintenant la description de notre chambre d'hôtel. A droite du salon, il y a
une porte qui donne accès à la salle des bains et des douches, de sorte que
vous pouvez aller prendre un bain en vous levant. A côté de la chambre à
coucher, il y a un water-closet. Tout cela à notre usage personnel.
La
table est bien fournie, on y trouve les fuits des pays chauds. Le grand dîner a
lieu à 8 heures du soir. Nous avons dîné au son de la fanfare. Les domestiques
ne font pas de bruit dans l'hôtel et dans les rues avec leurs chaussures car
ils vont pieds nus.
Nous
avons été visiter la ville de Bombay. Il y a le quartier européen et le
quartier indigène. Le quartier européen n'a rien de particulier si ce n'est que
c'est vaste avec beaucoup d'arcades, les pièces vastes très élévées. Le
quartier indigène est assez original. Je conseillerai aux parisiens d'adopter
pour leur boutiques, le genre des commerçants indigènes de Bombay. Le plancher
de leur boutique est environ 1 mètre au-dessus de la rue. Il n'y a pas de
porte. Au 1er plan, vous trouvez la famille couchée sur le plancher, cela lui
sert de lit, de salle à manger, de comptoir, de tout. D'ordinaire, c'est très
malpropre. Au fond, vous voyez la chose qu'il vend, liqueurs, draps,
tabac,etc...Les rues du quartier indigène sont malpropres, étroites et surtout
poudreuses. Il y a beaucoup de voitures à un cheval mais aussi beaucoup
d'attelages menés par des buffles, animaux ressemblant beaucoup aux boeufs ,
mais les cornes poussent en haut et ils ont une bosse sur les épaules. Ils sont
muselés et c'est par les museaux qu'on les dirige. Ils marchent plus vite que
les boeufs.
Les
hommes sont simplement vêtus. Quelquesfois ils n'ont rien du tout. D'autres
fois, ils ont une ceinture autour des reins. Les mieux habillés ont un veston
et des pantalons. La tête est quelquefois nue, d'autres fois ils ont un turban.
Le cocher de ma voiture avait d'abord un veston et une ceinture autour des
reins, mais comme il avait chaud aux jambes, car le soleil est très chaud, il
s'est levé sur son siège et il a mis son pantalon. Il y a beaucoup de gens qui
couchent dans la rue. Le matin, si on n'y fait attention, on risque de leur monter
dessus. Leur nourriture est à base de riz, j'ai remarqué que mon cocher
chiquait fameusement.
Nous
avons été visiter Malabar, c'est là que les parsis ont leur résidence. Ils sont extrêmement riches. Leurs
habitations sont plus riches que celles des plus riches français. Le nombre de
leur domestiques est très grand. Leur luxe est fastueux. Malheureusement leur
religion est fausse. Ils adorent le soleil, le feu, l'eau et la terre. Après
leur mort, ils exposent leur corps dans la Tour du Silence. C'est une tour que
j'ai vue de loin, car les parsis eux seuls peuvent y aller. Il y a une grille
sur cette tour sur laquelle est placé le cadavre, 3/4 heure après, il n'y a
plus rien car les corbeaux et les vautours sont chargés de faire le nettoyage
comme celui des rues, ils vont manger les chairs. Les os tombent dans un
aqueduc qui va à la mer. Jamais je n'avais tant vu de corbeaux et de vautours
qu'à Bombay.
En
rentrant à bord, on nous a fait passer une visite médicale de peur que nous
n'ayons pris la peste. Cela consistait à passer par un genre de confessionnal
dans un salon où le docteur vous prenait le poignet, demandait votre nom et
vous donnait un billet attestant qu'on n'avait pas la peste. Nous sommes
repartis samedi soir 10 octobre. Hier dimanche nous avons eu une messe sur le
pont, très peu de monde y a assister. Nous voguons maintenant vers Colombo. Il
fait assez chaud.
Mercredi 14 octobre.
Hier à 10 heures, nous sommes arrivés à Colombo. Nous
n'avons pu descendre à terre que vers 4 heures car les autorités du pays ont
craint que nous portions la peste de Bombay. Nous avons passé encore
une visite médicale, tout à fait sommaire.
Nous n'avons pas pris de ces pousse-pousse que vous avez vu sur les cartes que
je vous ai envoyées, mais une voiture ordinaire. Nous avons été chez les Pères
Oblats de Marie. Ils ont là une grande paroisse. Le curé nous a très bien reçu.
Il nous a offert du café, de la confiture, des bananes et du pain. Il nous a
même donné un garçon indien pour nous faire voir les plus beaux endroits de la
ville. Ce jeune homme à la peau presque noire était très sympathique. Il nous a
été très utile, nous sommes allés
visiter les petites sœurs des pauvres qui tiennent ici un hôpital pour les
vieillards, ils sont au nombre de 195. Ils mangent du riz et boivent du thé. Les soeurs et les vieillards vivent de
l'aumône qu'on leur fait. Nous avons été voir ensuite le musée qui est aussi
remarquable que le jardin zoologique de Bombay. La ville est toute indigène et
ressemble aux quartiers populaires de Bombay mais il est plus propre. Les gens
sont mieux habillés peut-être que cela est du à la présence des religieux et communautés catholiques. La
population catholique est plus importante que dans la ville indienne. On
retrouve les même attelages qu'à Bombay, chevaux, buffles et les pousse-pousse
en plus. Ce sont des voitures à une seule personne conduite par un seul homme.
Il va assez vite et ce genre de locomotion est très répandue dans Colombo.
Nous
sommes rentrés à 6 heures pour dîner ou souper, si vous voulez.
Le soir, nous avons vu arriver le bateau qui
allait en Chine, il est parti de Marseille le dimanche après notre départ, il
n'a pas fait escale à Bombay.
Ce
matin à 10 heures, le Néra, notre bateau est sorti du port de Colombo, nous
voguons vers l'Australie. Nous y arriverons environ dans 10 jours. Pendant tout
ce temps, nous ne verrons pas la terre. Après demain, nous serons au milieu de
notre voyage France-Nouvelle Calédonie. Il me tarde d'arriver à Nouméa. La mer
cependant n'est pas encore très mauvaise mais la Compagnie s'en va, le Père des
missions étrangères nous a quitté à Bombay et les jésuites avec lesquels nous
nous accordions fort bien nous ont quittés à Colombo. En revanche à Colombo,
est monté un couple de jeunes mariés qui ne nous sont pas du tout favorables
mais il faudra bien qu'ils nous habituent.
Samedi 24 octobre
. Les 10 jours de traversée sont passés dans de très
bonnes conditions. La mer était agitée surtout les sept premiers jours . nous
n'avons pas pu célébrer la messe pendant
cette période. Nous n'avons pas trop souffert du mal de mer, et ces 10 jours
sont passés assez vite. on s'est distrait le plus possible. Le R.P. de Fenoyl
nous a proposé ses projections de photographie. Les anglais eux-mêmes se sont
organisés pour nous donner un concert. Il nous ont donné de la musique, c'est
évident, puis quelques monologues auxquels on n'a pu rien comprendre si ce
n'est les gestes. Les anglais, vous le savez peut-être, sont raides, ils
conservent cette raideur même lorsqu'ils s'amusent. Mais avec leur bonne
volonté et leur talent, ils ont réussi à nous amuser.
Ce
matin, nous sommes arrivés à Fremanth. On a chargé du charbon et déchargé
quelques marchandises. Ici, pas de population noire, c'est différent de ce que
nous avions rencontré dans les autres ports. La population est constitué
d'hommes blancs grands, forts, bien habillés. Après avoir chargé le charbon,
ils ont l'apparence des noirs...Nous descendons à terre. La ville ressemble aux
villes européennes, aux villes du midi. En mer, depuis que nous avons passé
l'équateur, nous avions froid, ces basses températures vont nous suivre jusqu'à
Sydney. Nous repartons le soir même de Fremanth. Aucun passager n'est descendu,
ni monté.
Dimanche 1er novembre, Toussaint
. Après 2 jours de voyage assez froids, nous arrivons en
face d'Adélaïde. Il n'est pas possible de descendre à terre car on craint que
nous ayons la fièvre typhoïde. Un mécanicien de l'équipage est effectivement
malade et on ne sait pas de quelle maladie il souffre. Quand un malade se
présente à lui, le médecin du bord trouve toujours que c'est dû à des excès
alimentaires. Il raconte qu'il écrit un livre sur la vie à bord et insiste
fortement sur ces repas trop abondants. Lui, en tous cas, a bien mauvaise mine,
je ne sais si c'est en raison de la nourriture. Ces jours de voyage ont été
très froids. Cela a bien changé depuis la Mer Rouge où l'on souffrait de la
chaleur. Nous avons vu beaucoup d'îles et d'énormes oiseaux blancs qui ont le
bout des ailes noirs, ce sont des albatros. Un officier dans un de ses voyages
en avait pris un qui avait une envergure de 2,50 mètres. Cette distance entre
les 2 bouts des ailes peut aller jusqu'à 3 mètres. J'en ai vu un par la suite
de cette taille au musée de Melbourne.
Les
officiers nous avaient annoncés au début du voyage que la mer serait bonne
jusque sur les côtes d'Australie. La réalité va au-delà de leurs prévisions,
car rarement disent-ils, ils avaient vus une mer si calme sur ces côtes
balayées par le vaste océan. Cependant
comme nous sommes arrivés avant hier le 30 octobre à Melbourne, elle
était très agitée au moins pour les petits bateaux, le nôtre résistait assez
bien. Un médecin de la ville est monté voir si nous avions des malades à bord,
il a embarqué sur un petit bateau à vapeur qui a tellement piqué en avant et en
arrière que les vagues l'ont inondé et le médecin s'est retrouvé tout mouillé
mais a gardé toute sa bonne humeur. Nous le regardons arriver depuis notre
bateau, il riait comme nous d'avoir reçus ces vagues.
Nous
avons pu aborder vendredi soir mais pour descendre à terre , comment faire, car
on ne peut pas descendre à terre en soutane. Il y a une loi qui l'interdit,
elle est en vigueur dans tous les pays et colonies anglais. Nous sommes très
partagés entre l'envie de descendre à terre, car nous sommes sur le bateau
depuis 15 jours consécutifs depuis notre escale à Colombo, nous devons restés
une journée complète à Melbourne et l'obligation vestimentaire. Nous n'avons
pas de clergyman, habit habituel des prêtres anglicans assez proche de l'habit
laïque. Le P. de Fenoyl a de l'expérience et s'est procuré ce qu'il lui
fallait. 2 de nos confrères doivent rester à Sydney 4 à 5 mois, le P. Régis
leur a procuré aussi l'habit conforme mais pour un confrère et moi-même, nous ne
disposons que de deux paires de pantalons. 2 confrères nous prêteront 2 vestes,
mais il nous manque le chapeau. Nous devons acheter un chapeau, le premier prix
est de 6f60, nous n'avons pas d'autres choix, nous achetons même si c'est assez
cher. Nous voilà donc en clergyman, vous auriez peut-être des difficultés à me
reconnaître au détour d'une rue de Melbourne...
Nous
avons parcouru la ville, elle ne ressemble pas du tout à Paris. Cette ville est
immense et très récente, en 1842, elle avait la taille de Ste Geneviève,
aujourd'hui elle comprend 502 000 habitants. l'emplacement est immense. Les
maisons en général n'ont qu'un ou deux étages. Nous en avons
seulement 9 qui avaient 7 étages, elles
étaient magnifiques.
Comme
à Colombo, nous avons été visiter, les Petites Sœurs des Pauvres. Partout elles
sont admirables de dévouement et de charité. Elles nourrissent dans une vaste
maison ne pouvant rien faire sans la grâce de Dieu, c'est dans la prière et
avec piété qu'on a demandé que Dieu éveille les païens, les schismatiques, les
non pratiquants pourqu'il y ait "un seul pasteur, un seul troupeau"
selon la parole du Divin maître.
Peu
à peu, nous approchons et apercevons la cathédrale magnifique de Nouméa. Nous
contournons les récifs et abordons au quai où nous attendent les Pères de
Nouméa et des résidences voisines. Que je suis heureux de me trouver dans mon
diocèse. Remerciez avec moi Dieu pour tout ce qu'il a fait pour moi.
Magnificate dominum...
St Louis, 12 novembre .
C'est la
principale station située à 18 km de Nouméa. Si toutes les stations étaient
comme cela, le vicariat ne serait pas dans la difficulté, une propriété de 938
hectares... Ce pays n'est pas très productif, une grande partie ne produit
rien. Le P. Jourda, aveyronnais d'origine, et supérieur de la station, me dit
que cette propriété est fermée de 2 côtés. Les 2 autres côtés sont si bien
fermés pour le bétail que ceux qui passent les limites, il rebroussent chemin
pour trouver la nourriture. Ce sont en effet de magnifiques montagnes de 1000 mètres
qui se dressent presque en pic en face de la maison. Du côté opposé à ces
grandes étendues sans végétation, s'étale une grande plaine au bout de laquelle
on aperçoit la mer toujours calme car les vagues sont arrêtées par des bancs de
coraux, genre de muraille vivante composée de minuscules animaux vivants à
quelques distances des côtes et s'élevant à la même hauteur que la mer à marée
basse. Sur cette terre de 938 hectares paissent plus de 300 vaches, taureaux.
On garde seulement 12 vaches autour de la ferme pour avoir du lait, le reste
vit plus loin presque à l'état sauvage. Un taureau a même éventré 2 chevaux,
les meilleurs, je ne sais comment le taureau est mort. La ferme comprend aussi
une trentaine de chevaux, quelques uns sont dressés, les autres vivent avec les
taureaux. tous les jours, un homme fait l'inspection à cheval pour voir ce qui
se passe. D'autres hommes doivent cultiver autant que possible le terrain
marécageux et montagneux car il y a des familles à nourrir et à habiller.
Certains sont habillés très sommairement.
Il
y a une école qui accueille des enfants de tous les environs et même de toute
la Calédonie pour apprendre à lire et à compter. Ils ont beaucoup de mémoire et
d'intelligence mais il est difficile de retenir leur attention en classe 1
heure le matin et 1 heure l'après-midi, le reste du temps, ils s'amusent plus
qu'ils ne travaillent, il faut les diriger à chaque instant, sinon ils ne font
rien et vont courir ailleurs. Ils ne portent ni chaussure, ni chapeau, ils sont
vêtus de culottes qui s'arrêtent au genoux et d'un gilet dont les manches
s'arrêtent aux coudes. ils aiment beaucoup
marcher, piétiner et s'amuser dans les marécages. Certains plus grands
sont studieux car ils comprennent mieux la nécessité de savoir lire, écrire et
compter. On leur enseigne aussi le catéchisme qu'ils retiennent bien.
En
plus de l'école des enfants, il y a une école qui forme les catéchistes qui
seront ensuite chargés d'aller dans les villages éloignés du missionnaire. Ils
réuniront les gens pour faire la prière et le catéchisme. Cette école n'a pas
encore donnée beaucoup de résultats. Près de l'école
des garçons, il y a l'école des filles tenues par des religieuses
qui reçoivent l'éducation nécessaire pour faire de
bonnes mères chrétiennes. Les effectifs totaux des 2 écoles
approchent la centaine.
La
nourriture de base de ces enfants est le riz, le manioc et le pain. St Louis
est un village avec une église, une menuiserie, une forge, un boucherie, un
boulangerie, des maçons, une imprimerie, une distillerie pour distiller le rhum
qui a été plusieurs fois hors concours. Au niveau de l'imprimerie, un journal
est édité toutes les semaines ainsi que des livres.
Monseigneur
est venu avec nous à St Louis pour nous former à la vie de missionnaire. Pour
commencer, nous devons apprendre à monter à cheval. Depuis notre arrivée, il
pleut, toute la plaine est inondée. Ces conditions climatiques ne nous
permettent pas d'apprendre à monter à cheval. Ce sera pour plus tard. demain
samedi, nous partons pour Nouméa mais nous reviendrons plus tard à St Louis
pour compléter notre formation. Le P Jourdar vient de me confier la prédication
de la retraite préparatoire à la confirmation qui aura lieu le 13 décembre et
qui va concerner une soixantaine de jeunes enfants du pays.
Je
termine pour aujourd'hui, ce long journal peut-être un peu fastidieux, si vous
voulez d'autres détails, c'est avec plaisir que je vous les donnerai. En
reconnaissance de ma bonne volonté, je ne vous demande qu'un souvenir et une
prière pour moi et les âmes qui vont m'être confiées.
9 novembre 1908.
...Selon
mes calculs, ma lettre vous parviendra dans le temps du renouvellement de
l'année. Je profite de cette missive pour vous souhaiter à tous en général et à
chacun en particulier une bonne et sainte année...Je suis heureux de pouvoir
vous souhaiter à chacun de vous en commençant par maman jusqu'à Etienne une
heureuse année...
Je
n'ai pas le temps d'écrire à chacun des membres de la famille en particulier
mais je n'oublie personne de mes frères et de mes sœurs...
Il
est maintenant 9 heures et demi du soir, d'après le règlement je devrai être
couché mais jusqu'à présent je n'ai pas eu un moment libre. Le bateau repartira
demain matin, mais demain, nous devons aller à l'Evêché et le soir, nous partirons
pour St Louis, station située à environ 15km de Nouméa, je ne sais quand nous
reviendrons.
Le
bateau nous a débarqué samedi soir 7 novembre après 1 mois et demi de
traversée. Et chose exceptionnelle, aucun de nous n'a eu le mal de mer, nous
sommes tous en pleine santé. Le P. Fenoyl était venu en France pour refaire sa
santé. Il était notre supérieur et nous a rendu beaucoup de services à bord,
maintenant , il nous offre une large hospitalité. Nous avons rencontré l'évêque
Mgr Chanrion, il va bientôt désigné notre poste.
J'ai
vu ce matin le calice que vous avez acheté, il est splendide, en argent doré et
sa forme est des plus belles. La première fois que je m'en servirai, je dirai
la messe pour ceux qui me l'ont donné. Je n'ai pas encore employé l'argent que
m'ont donné mes frères de Paris. J'attends d'être dans ma station pour
m'acheter ce qui me sera le plus nécessaire.
Lorsque
vous m'écrirez, dites-moi à quelle date vous avez reçu ma dernière lette car il
y a des lettres qui se perdent. Ainsi le P Fenoyl a écrit des lettres de France
pour Nouméa qui ne sont jamais arrivées à destination. L'inverse doit
probablement se rencontrer...
MES PREMIERS MOIS À MARÉ EN NOUVELLE
CALEDONIE
la Roche 18 janvier 1909.
Je
suis arrivé à mon poste définitif, ma santé est bonne, qu'il en soit autant
pour vous... La fin de mon voyage de Nouméa à La Roche ne manque pas de charme.
Monseigneur et moi partons de Nouméa le 15 janvier au soir, nous avons donc
couché à bord du bâtiment qui nous conduit à l'île de Maré. Le bateau du nom de
St Pierre quitte le port le samedi 16 au petit matin vers 4h. Nous voyageons
avec le Résident de Lifou, il est le représentant de la République à Lifou et
aussi le directeur des postes. A partir de 9 heures, le mal de mer me prend
pour la première fois du voyage ainsi que d'autres passagers pourtant bien
habitués. Monseigneur est également touché par ce mal, il vient de faire ses
visites pastorales dans les îles Loyalty. Pratiquement tous les passagers du
bateau sont malades, heureusement nous débarquons bientôt à Tadine sur l'île
Maré à 5h30 du soir après 19 heures de voyage.
A
Tadine, il y a beaucoup de protestants, plus de 200 et seulement 15 ou 18
catholiques. Il s'y trouve une chapelle et une case. Tout y est bien propre. Le
catéchiste du village nous accueille et nous prépare le souper. La nuit,
Monseigneur couchera dans le lit installé
dans la maison de la Mission, moi je coucherai chez le chef du village qui est
catholique. C'est un lit à l'européenne à ressorts. Il n'a qu'un défaut, il est
un peu étroit, mais j'y ai bien dormi. Le lendemain, nous disons la messe dans
la chapelle, Monseigneur prêche en français , car y assiste la dame du Résident
de Maré qui habite à Tadine et sa belle-mère, et en indigène car Monseigneur a
été missionnaire pendant 10 ans à Maré. Nous prenons le repas de midi, puis
nous partons pour La Roche à 23 km de
Tadine en voiture avec Monseigneur. Des habitants de La Roche sont venus nous
attendre à cheval. La route est assez bonne, nous arrivons vers 2h45. Monseigneur
entre processionnellement. La poste est à 23 km d'ici et il n'y a qu'un service
régulier par mois. Il est vrai qu'il y a des côhes ou bateaux à voile qui vont
de Tadine à Nouméa. Il faut que le vent soit favorable et il ne faut pas y
compter.
A
la roche, le Père est né en 1839 et je vais être son vicaire. Lorsque j'ai
prêché la retraite aux enfants de St louis, il y avait 2 enfants non chrétiens,
qui ont d'abord été baptisé. L'un s'appel Alphonse et l'autre Henri. Les
indigènes ne s'appellent essentiellement par leur prénom, de telle sorte
que si on leur demande comment ils
s'appellent, ils répondent Pierre, Louis...si on leur demande ce que nous
appelons nom, ils disent "je ne sais pas" pourtant certains savent
nous donner leur nom de famille.
En réponses à vos questions
y
a-t-il des pères avant moi à Maré? Oui puisque le père dont je suis le vicaire
a fondé la mission en 1866, il a eu successivement plusieurs aides, pour
construire, les églises ou les presbytères ou pour des charges plus spirituelles.
Les trois postes les plus importants, la Roche
compte environ 300 catholiques, Pénélo 250, Médu 150 environ. Il y a
aussi une chapelle à Tamainec, une à
Haenec et une autre à Tadine. On va dire une messe de temps en temps dans ces
chapelles, il y a quelques catholiques à l'entour.
17 mai 1909
Y
a-t-il des religieuses ? 2 religieuses du Tiers Ordre régulier de Marie sont à
la Roche. Elles font la classe à 75 filles, en même temps, elles ont un enclos
où elles apprennent à planter, elles lavent aussi le linge, une religieuse
originaire du pays est là pour les aider, leur couvent est petit mais
suffisant.
Avons
nous une habitation? Nous habitons un presbytère qui comprend un salon, une
salle à manger, 4 chambres, chaque père a donc sa chambre ainsi que le frère
coadjuteur de 87 ans presque aveugle et sourd. Il a rendu de grands services
quand il était plus jeune. Tous les mois, nous recevons des vivres de Nouméa,
parfois plus souvent, par les grosses barques à voile, les côtres, elles vont
et viennent quand la mer est propice et les vents favorables. Nous achetons le
moins possible à Nouméa, certaines choses sont difficiles à se procurer, le blé
ne pousse pas, il est difficile de labourer car le terrain est plein de gros
rochers recouverts d'un peu de terre d'épaisseur variable selon les endroits.
Les pommes de terre poussent mais elles s'abattardisent, même chose pour les
légumes du jardin, il faut acheter de nouvelles graines chaque année. Les
troupeaux fournissent la viande. Nous tirons un peu de revenu du café, la
récolte est assez bonne quand l'année est pluvieuse. I l y a 1 ou 2 ans, il n'a
pas plu du tout aussi les caféiers ont crevé. Mais les sœurs se sont mises avec
leur filles a en planter à nouveau et ils commencent à donner. Je vais planter
à mon tour car nous pourrons vendre un peu. Le maïs pousse bien, nous en
donnons aux poules et aux chevaux. Les surplus sont vendus. Avant qu'il soit
sec les enfants le mangent. Les enfants se nourrissent d'ignames, ce sont des
racines longues et assez bonne, de
canne à sucre qu'ils sucent, de taros, je n'en ai pas encore mangé. Je vais
faire planter du manioc, il pousse difficilement mais je l'aime mieux que les
pommes de terre. La poste est à Tadine à 23 ou 25 km de la Roche, le chemin est
bon , la voiture peut y aller.
Le
climat est bon, il fait chaud au mois de janvier, actuellement au mois de mai,
il fait assez frais, la température va encore baisser au cours des semaines qui
viennent surtout la nuit. Le matin, il y a une sorte de gelée blanche, il ne
grêle ni ne neige jamais.
30 mai 1909
Quelle
est notre nourriture? Si on a de l'argent on peut tout avoir, nous pouvons
avoir de la farine mais elle est très coûteuse du fait de la sécheresse en
Australie. Ici il pleut plus que pour nos besoins. Nous avons 260 moutons, 20
bêtes à corne. Nous pouvons aussi nous procurer du vin. En ce qui concerne les
fruits, ceux que nous connaissons en Europe ne poussent pas ici. Nous avons des
oranges mûres en ce moment mais les habitants les mangent avant qu'elles ne
soient mûres. Il n'y a pas de poirier, pommier, cerisier, je vais essayer de
planter des noisettes et des amandes, mais elles sont vieilles et risquent de
ne pas germer. Parmi les fruits du pays, j'ai goûté des petits fruits rouges
qui ressemblent un peu aux cerises mais moins bons, les bananes, fruits longs
sont excellentes, les papayes et les pastèques sont de gros fruits comme de
gros melons ont bon goût, les kasitapas ou pommes cannelle de la grosseur d'une
pomme, ces fruits sont plus remplis de noyaux que de chair mais sont bons.
16 février 1909
Monseigneur
me dit que je suis dans la meilleure mission du vicariat pour ce qui est du
matériel, l'église est neuve, plus belle et plus grande que celle de Cantoin.
Le presbytère est très convenable, l'école de garçons est construite par le
père Chanrion maintenant vicaire apostolique de la Nouvelle Calédonie, il est
resté 10 ans à La Roche, cette école peut accueillir 100 élèves, pour le
moment, il y en a 45.
15 avril 1909
A
Maré, le pays est essentiellement protestant, 22 catholiques pour 100
protestants. Les protestant n'ont pas une vie trop surprenante. Au dire du père
Beaulieu, mon supérieur, les populations primitives qu'il a trouvé ici tout nus
ne se permettent pas les fautes que se permettent les protestants aujourd'hui,
les familles catholiques bien faibles vivent à côté de ces gens qui se
permettent tant de désordre. On les instruit, mais c'est difficile, ils sont
tournés vers la terre, les raisonnement les plus simple sont hors de leur
portée. On les gronde, cela les touche plus car ils sont assez orgueilleux mais
cela entre par une oreille et sort par l'autre. Il manque de constance au
travail, et quitte volontiers leur travail pour aller jouer, à la fin des jeux
personne ne veut avoir perdu, de là des disputes, des "guerres".
10 juillet 1909
Je
vous envoie aujourd'hui une carte de Maré, les points de côtes sont à peu près
exacts car ils sont relevés par des officiers du navire de guerre "la
Meurthe" mais c'est un travail d'amateur plutôt qu'un travail de géomètre.
Les routes sont relevées par le P Canon, vicaire apostolique de la Nouvelle
Calédonie, il n'est pas géomètre de profession, son relevé est approximatif.
Les routes apparaissent droites, c'est la réalité pour celle qui relie la Roche
à Tarvained, la Roche-Pervaet. Après Ure, il n'y a que des rochers et des bois,
donc beaucoup de virages qui ne sont pas indiqués sur la carte. Cela augmente
donc les distances kilométriques. Une immense plaine occupe le centre de l'île.
Les herbes sont très hautes en période pluvieuse, beaucoup ne sont pas mangé
par les animaux. Les côtes sont rocheuses et boisées, il y a des trous
contenant de l'eau ainsi Wi Enene, Wi signigie puits, trous d'eau. Entre Necs
et Wakong Tadine et Médu, il y a beaucoup de forêts et rochers escarpés, cela
rend les chemins impraticables. Voilà ce qui concerne la géographie physique de
Maré. Sur le plan politique, Maré est divisé en 2 parties Guahma et Eléroîko.
Il y a un grand chef Noïseline à Guahma, il réside à Nece et est protestant. Le
ministre protestant Mr Delord réside ordinairement à Rö. Tout Guahma est
protestant, il n'y a qu'une dizaine de catholiques. A Eléroïko, plusieurs chefs
indépendants, à la Roche, Pénélo, Médu, ils sont catholiques, à Tavained et
Eni, ils sont protestants, ici "u" se prononce "ou".
13 août 1909
Au
sujet de notre nourriture, nous avons du pain de la viande de bœuf, de mouton,
de chèvre à discrétion. Il y a ni fleuve, ni rivière , ni ruisseau, ni source,
nous avons l'eau de pluie. Le terrain est madréporique, pierre constituée des
résidus de petits organismes marins, les coquilles s'accumulent jusqu'à la
surface de la mer, les tremblements de terre soulèvent cette roche. Maré a
connu 5 soulèvements successifs. Le peu de terre en surface est facilement
emportée par le vent s'il est un peu fort. Quelques plantes fixent la terre
mais disparaissent si la sécheresse se prolonge. Cette roche est poreuse, l'eau
de pluie la pénètre au lieu de rester en surface. L'eau douce plus légère que
l'eau de mer, reste dans les excavations des roches, on a ainsi des puits
aménagés dans les villages. Ces aménagements ont été dirigés par le Père Guita
et Beaulieu, les villages protestants se moquaient de ses travaux interminables
pour creuser le puits. A la grande surprise, au bout de 55m, le niveau de la
mer atteint, l'eau douce est là. Avant cette aménagement, les populations ne
disposaient que d'eau saumâtre qu'ils allaient chercher à marée basse dans les
trous au bord de la mer. Des citernes ont aussi été installées.
28 septembre 1909
Les
essais de culture de blé en Nouvelle Calédonie n'ont pas réussi, j'ai lu dans
le journal de Nouméa qu'on avait envoyé une belle gerbe de blé à l'exposition
de Nouméa avec l'espoir de l'acclimater. Il sera difficile de développer cette
culture car le pays est très accidenté. La plaine de Maré s'y prêterait mieux
mais il n'y a pas assez de bonne terre.
15 octobre 1909
Je
vais prochainement changé de poste car le père Beaulieu est nommé aumônier des
Petites Sœurs des Pauvres. Le Père Roman, curé de Pénélo est nommé curé de la
Roche et chef de mission de Maré, moi je deviens curé de Pénélo. Je devrai y
construire une église, il me faudra être maçon et charpentier en chef, car les
habitants de l'île ne sont pas compétents pour cela. Les travaux doivent commencer
en mars ou avril 1910.