Journal de guerre 1939-1945
Etienne Poulhès
mobilisé le 2 septembre 1939
extraits : période du 4 au 17 juin 1940
(Après la drôle de guerre, c’est la vrai guerre qui
commence, la drôle de guerre s’est passée,
Etienne était dans la ligne
Maginot).
Le 4 juin 1940 au soir, nous sommes à Bougainville à côté
d’Amiens. Le canon tonne continuellement en face de nous. Des avions ennemis ou
alliés tournent continuellement au-dessus de nous. Nous nous installons dans
une maison, préparons la couchette sur la paille au rez-de-chaussée. Dans la
cour, volailles, cochons, lapins, réclament la nourriture. Nous trouvons du
grain, des betteraves que nous pouvons broyer.
Il reste un peu d’essence dans le moteur. Nous faisons la
distribution, nous pompons de l’eau et tous reprennent confiance. Des vaches
sont en liberté dans les trèfles ou les blés, elles viennent boire dans la
cour, j’en traie une qui en avait bien besoin. Il n’y a pas de viande à la
roulante, nous devons nous ravitailler avec la basse-cour. Nous avons des spécialistes
dans tous les métiers : poulets, lapins et pigeons sont vite sur notre table.
Le tout arrosé de bon cidre, il y en a en quantité à la cave. Pour le moment,
la guerre est douce pour nous. Nous nous couchons tranquillement et dormons
comme des rois ...
Le 5 juin, les avions sont plus nombreux que d'habitude.
Quelques soldats qui étaient sortis pour aller chercher le café aux roulantes,
sont mitraillés. Il y a trois blessés dans ma section dont un Franc de Millau.
Il a reçu un éclat de balle explosive à la cuisse. Il est évacué.
La matinée est tranquille, nous préparons un autre bon
repas pour 11 heures. Nous sommes 16 à l'escouade. Nous nous mettons à table. A
peine avons-nous commencé de manger, le lieutenant entre en coup de vent :
"en tenue de rassemblement dans 5 minutes!..." .
On obéit et
l'instant d’après, nous sommes sur la route en tenue avec sac, armes et outils.
On nous donne 4 grenades par escouade et en route. Deux heures après, nous
sommes à Oissy. C’est là que nous devons travailler.
Un bataillon du 44ème d’infanterie est posté devant le
village, le 53ème est à gauche. Ils se mitraillent avec les "boches”. Une
petite colline nous abrite des balles. On voit monter des chars blindés
français. Ce sont des jeunes qui les mènent, en passant, ils nous disent qu’ils
n’ont pas beaucoup de munitions. Notre travail consiste à barrer la route à
l’entrée du village. On cherche dans les hangars, les granges, les maisons,
toutes les machines, tous les meubles possibles, nous entassons le tout sur la
route de manière à arrêter au moins les auto-mitrailleuses, (ces barrages
n'arrêterons sans doute pas les chars blindés).
On laisse un petit passage pour le repli français. Ce passage doit pouvoir
être fermé au dernier moment. Le travail est parfois interrompu par le passage
d'avions ennemis. Il est terminé à 6 heures du soir. A ce moment, arrive une
camionnette qui nous apporte soupe de fayots, bifteck, ces plats sont les
bienvenus, le repas de midi était resté sur la table...
Nous trouvons des
assiettes et des cuillers dans les maisons du village et nous mangeons très
rapidement pendant que l’infanterie continue la fusillade. Nous apprenons
qu’elle a beaucoup de pertes et l’ordre arrive, nous devons aller la renforcer.
On nous place du côté droit du village, nous avons 10 cartouches, on nous en
donne 10 autres. Que de munitions!... on est dans un champ derrière une haie de
buissons. Nous creusons une tranchée avec le 22ème pionnier qui marche avec
nous. Derrière nous, de grands champs de blé, de trèfles, d'avoine. Nous nous
dépêchons de creuser, car la nuit arrive. Les chars que nous avons vus monter
le matin, redescendent faute de munitions.
Jusqu'à présent, nous ne recevons ni balles, ni obus mais les
"boches" avancent, ils seront bientôt en haut de la crête en face. En
effet, notre tranchée a à peine 50cm de profondeur, soudain, des rafales de
mitrailleuse s'abattent sur nous, nous nous mettons vite à plat ventre, l'un
sur l'autre dans la tranchée.
Heureusement, nous avons ce petit abri. Les rafales vont en augmentant, c'est une vrai pluie
de balles qui passent au dessus de nos têtes et qui font tomber les feuilles de
buisson sur nous. Que pouvons nous faire avec ce piètre fusil coup par coup et
20 balles chacun. L'artillerie française lance quand même quelques bons coups
mais pas suffisamment pour les arrêter. Bientôt, nous entendons le 45 anti‑char
taper sur le village. Une meule de paille près de nous s'allume. Après 10
bonnes minutes sans bouger, nous entendons une voix : "le génie, repliez
vous!..." La fusillade a un peu ralentie, immédiatement nous nous levons,
et reprenons capote, équipement, fusil que nous avions posé pour piocher et au
nous courrons au plus rapide en direction sud.
Les balles sifflent à droite et à gauche, elles attrapent en passant "qui Dieu
veut". Derrière nous, le village flambe. Avec nous des éléments du 44ième
sénégalais se replient aussi. Il ne fait pas bon courir dans les trèfles prêt à
faucher. Il peut y avoir des morts, des blessés, on ne peut pas les voir. Nous
marchons rapidement ainsi environ 2 kilomètres puis nous trouvons une ligne de
chemin de fer qui forme un repli de terrain, là nous prenons en peu de repos,
il fait nuit noire. Sur tous les horizons, nous apercevons départs et
éclatements d'obus, nous sommes complètement désorientés, les uns voudraient
partir d'un côté, les autres de l'autre. Il y a des soldats du 44ème, du 22ème
et du génie.
Au bout d'un moment, j'entends notre lieutenant qui appelle le génie. Nous nous
regroupons bien nombreux mais le lieutenant ne nous cache pas qu'il est aussi
désorienté que nous. Nous suivons la ligne de chemin de fer, nous rencontrons
un autre lieutenant avec un autre groupe. Lui croit avoir la bonne direction,
nous le suivons et arrivons à notre cantonnement de Bougainville à 11 heures et
demi, la nuit.
Sur seize de mon escouade, nous sommes seulement six. Pour les autres groupes,
c'est les mêmes proportions . On attend là près du poste du capitaine, mais la
maison où nous étions douze heures plus tôt est tout proche et nous y allons,
le repas interrompu le matin est toujours sur la table, nous en mangeons un peu
très rapidement et buvons un bon coup de cidre. Nous rejoignons ensuite le
groupe qui grossit peu à peu.
Les ordres arrivent, il faut partir à Oissy. Nous entendons toujours des
bombardements et la mitraille. Des avions passent dans la nuit, nous ne les
voyons pas. D'immenses projecteurs arrosent le ciel et cherchent à les repérer.
A mi chemin, un motocycliste donne l'ordre de faire demi tour et à 4 heures du
matin, nous sommes à nouveau à Bougainville. Nous buvons un verre de cidre,
nous couchons et nous endormons tout de suite. Je me réveille à 6 heures et
demie, mes camarades se réveillent aussi. Nous buvons le café aux roulantes et
...rassemblement...
Le 6ème dragon est arrivé et prend position au devant du village, nous allons à côté
d'eux. Il y a 5 ou 6 mètres entre moi et un de leurs petits camions. Comme la
veille, nous creusons, non une tranchée mais un trou pour chacun. Une haie de
buissons est au devant de nous. Le village est tout à fait derrière. Nous
faisons un trou pour le lieutenant. Les dragons tirent sur des objectifs
désignés. Nous sommes tranquilles jusqu'à 10 heures, puis arrivent quelques
balles. Des avions allemands se promènent sans être inquiétés. Les obus
allemands passent sur nos têtes et vont tomber dans le village.
Le lieutenant, quoique dans son trou, est légèrement blessé à une
main. Nous voyons quelques maisons s'allumer, d'autres s'écrouler. Vers midi,
un ordre arrive : "repliez‑vous". Les dragons étaient partis,
ils n'avaient plus de munitions. Et comme la veille ..."sauve qui
peut!..." Nous passons à Bougainville. Par miracle, notre maison est
encore debout et pouvons prendre nos sacs. Toutes les vitres sont tombées. La
plupart des autres escouades ont trouvé leur cantonnement démoli. La direction
à prendre est toute indiquée et aucun choix nous est laissé. Une mitrailleuse
tire sur un croisement de routes. Les maisons brûlent de chaque côté, les toits
s'écrasent. Enfin, je me trouve en dehors du village en bon état "Dieu
merci!..." Beaucoup ne pourront pas dire comme moi.
La campagne est sans arbre, il n'est pas possible de se dissimuler. Les
obus pleuvent partout. Beaucoup de mes camarades abandonnent leur sac, moi pour
l'instant, je le garde, il peut me protéger d'une balle. Nous marchons
longtemps dans les champs. Dans les blés où l'herbe est longue, on ne peut pas
voir s'il tombe quelqu'un. Un obus tombe à 50 mètres de moi, j'ai bien cru que
c'était le mien, instinctivement, je me jette à plat ventre, par chance, il
n'éclate pas.
Vers trois heures de l'après-midi, nous arrivons dans un endroit un peu
plus vallonné, et par conséquent plus abrité. Nous nous arrêtons un moment,
fouillons nos musettes. Nous apprenons qu'il faut se rassembler à Contrès. Nous
sommes déjà passés dans ce village. Nous partons un peu plus tranquillement,
quelques sacs restent encore là, moi, j'allège, le mien. En route, des
obstacles nous obligent à nous disperser un peu.
Etait‑ce des parachutistes ou des motocyclistes avancés? Toujours est‑il que
plusieurs fois , nous sommes mitraillés. Il est impossible de suivre les
routes. A 7 heures du soir , avec un petit groupe, j'arrive à Contrès. Certains
sont arrivés avant, d'autres arrivent après. La voiture du capitaine et la
camionnette du ravitaillement sont là avec la roulante et les cuisiniers. Enfin
nous recevons le premier repas de la journée : des boites de singe!... Les
cuisiniers vont tuer un veau qui court dans le village. Le veau est à peine
dépouillé que nous entendons des coups de feu dans le village. Certains
manifestent le désir de riposter, mais avec les munitions que nous avons
!...nous n'avons aucune chance. Les officiers s'orientent à la boussole pour
nous conduire à travers champs car la nuit est venue.
Vers 11 heures du soir , nous arrivons dans une ferme, nous nous reposons
un peu dans l'étable. Dès le réveil, le 7 juin, nous nous préparons à repartir.
Arrivent des blessés sur un camion., nous aidons à les décharger, et les
plaçons dans une ambulance. Enfin, nous partons. La route a été mitraillée par
l'aviation, il y a des cadavres d'hommes et de chevaux...
Dans la matinée, la camionnette de la compagnie nous rejoint, on nous
distribue un casse‑croûte. Pendant que nous mangeons, le capitaine de la
compagnie nous rejoint avec des hommes parmi lesquels Théodore Moulin. Ils
s'assied près de moi sur le bord de la route , nous bavardons tout en cassant
la croûte, puis ma compagnie se met en route avant la sienne. Je lui serre la
main en disant à la prochaine rencontre ...malheureusement, il sera tué ce jour‑là
puisqu'on l'a trouvé sur la route de Granvillier3.Notre chemin ne se fait pas
sans encombres, des automobilistes ou des motocyclistes nous avertissaient de
ne pas aller dans telle ou telle direction car les "boches" y
étaient. Parfois, nous voyons des tanks ou des blindés ennemis sur quelques
routes transversales et c'est toujours à travers champs que nous marchons.
Je déboucle mon sac et l'abandonne, j'était le seul à l'avoir. Les
camionnettes, les voitures de la compagnie, la roulante et les cuisiniers sont
faits prisonniers à Crève-cœur. Tous les papiers du bureau, nos livrets
matricules ont disparu. Vers 3 heures de l'après-midi, nous arrivons à
Marseille en Beauvaisie. Nous nous y arrêtons une heure. On nous dit d'aller
chercher du ravitaillement dans les maisons, elles sont toutes abandonnées.
Nous trouvons bien assez à boire mais pas beaucoup à manger. Nous repartons à
la tombée de la nuit, nous sommes à Crillons, il y a quelques civils et je puis
me faire servir un café. Nous nous reposons deux heures sur le bord de la
route. Au moment de partir, un soldat que nous ne connaissions pas se trouve
avec nous. Sa tenue est suspecte, il est armé et ne donne pas de grands
détails. Ce doit être un "boche". Il est aussitôt désarmé et mis sous
la garde de quelques sénégalais qui marchent avec nous. Ils le conduisent à
l'étape suivante qui est la Chapelle aux Pots. Nous y arrivons à plus de
minuit. Il y a eu des bombardements la veille. Nous y passons le restant de la
nuit ainsi que la matinée du 8 juin.
Ce matin‑là, on peut expédier une lettre , elle arrivera aux Capelles le 11
juin , trois jours après, le hasard!... Nous faisons un repas moyen avec un
groupe de soldats qui se trouvaient là et qui s'étaient chargés d'expédier les
lettres. Nous trouvons du pain que nous achetons. Vers 11 heures, nous partons.
De temps en temps, la route est mitraillée par les avions.
Dans la traversée d'un village, un pot de lait est mis sur le bord de la route, sans doute
à notre intention. Chacun y plonge son quart. Au moment où j'y plonge le mien,
une voix me dit en patois "Que fas aqui Estienne" ...Je me retourne...
c'est Léon Ricard qui comme moi, buvait un quart de lait.
Nous parlons quelques minutes mais bientôt, on
m'appelle, il faut continuer à marcher. A la tombée de la nuit, on arrive à
Givors, à la limite de l'Oise et de l'Eure. C'est là que nous avions débarqué
le 27 mai dernier en montant.
La gare est détruite et la ville bien abîmée. Un dépôt de munitions a pris feu, une
drôle de pétarade en résulte. Les munitions explosent un paquet après l'autre.
C'est dans le chemin que nous devions prendre, il faut bien une demi‑heure
pour trouver un autre chemin. Les rues sont étroites et les maisons flambent de
chaque côté. Enfin, nous sortons de la ville sains et saufs, nous marchons
toute la nuit, nous faisons quelques petites pauses de temps en temps. Vers 9
heures du matin, nous nous arrêtons dans un petit village. Des paysans nous
apportent du lait à volonté. J'en bois un bon coup et sous un hangar avec
beaucoup de paille, nous nous endormons exténués. Deux heures plus tard, on
nous réveille pour repartir. Le capitaine semble vouloir activer la marche. Il
a une bicyclette ainsi que le lieutenant qui reste, ils s'en servent à tour de
rôle. A chaque étape, la compagnie se trouve réduite. La route est très
encombrée , beaucoup de militaires ou des réfugiés.
On nous demande de marcher le plus vite possible et de ne pas faire de pause avant
d'avoir passé le pont de la Seine. Environ deux kilomètres avant le pont, une
camionnette nous double et une dizaine d'entre nous, à proximité, y grimpons
dedans . Le capitaine nous recommande de l'attendre après le pont. Nous
l'écoutons, c'est à Vernon que nous nous trouvons. Un bombardement vient
d'avoir lieu. Nous nous asseyons sous quelques arbres à côté du pont. Le
capitaine arrive en vélo. Ii nous conseille de ne pas attendre les autres et de
partir vers Passy‑sur‑Eure. Il est midi, le pont sautait (parait‑il)
trois heures après. Il fallait faire vite... mais il y a longtemps que nous
faisons vite.
En traversant la ville, j'aperçois un garage, la vitrine est en miettes
mais nous apercevons à l'intérieur un alignement de bicyclettes. Avec quelques
camarades, nous en choisissons chacun une qui soit capable de rouler et sortons
vite, le feu prend sur un côté. Dehors, nous n'avons pas encore un chemin bien
praticable, en plus des débris de maisons, les fils télégraphiques trament et
nous les accrochons tantôt avec les pédales, tantôt avec le fusil. Enfin,
arrive un endroit plus dégagé et nous pouvons enfin monter sur le vélo. Nous
constatons avec satisfaction que nos pieds vont prendre un peu de repos. Mais
nous n'allons pas loin, en plus des débris de toutes sortes, il y a de nombreux
cadavres sur la route, chevaux et hommes mélangés, civils et militaires. Il
faut mettre la bicyclette sur l'épaule et enjamber tous ces obstacles sur une
vingtaine de mètres. Enfin la route est libre, nous sommes sept ou huit
ensemble. A la sortie de la ville, nous cherchons la direction de Passy‑sur-Eure
et nous y dirigeons.
A l'ombre de quelques arbres, nous faisons une petite pause, nous réglons les
vélos à notre taille, et y attachons le fusil. A 3 heures, nous sommes à Passy.
Nous cherchons pour manger dans les maisons et épiceries, nous ne trouvons
rien. Des gendarmes activent la circulation, nous leur disons attendre les
officiers : "comme vous voudrez, mais circulez !..." Nous suivons le
mouvement, nous nous trouvons sur la route d'Evreux. Nous y arrivons à 5 heures
du soir, plusieurs fois en route, il a fallu se camoufler dans les champs au
passage des avions. A Evreux, gendarmes et pompiers travaillent à éteindre des
incendies. Il y a une foule inimaginable dans les rues. La bicyclette à la main,
nous avons du mal à circuler. Obligatoirement, nous nous perdons de vue, je ne
vois plus que deux de mes camarades, sur la place, la foule est moins dense, on
s'arrête pour parler mais nous ne sommes plus que trois.
On décide de chercher un bureau militaire, un soldat de passage près de nous, peut
nous l'indiquer. Là, nous apprenons que le 7ème génie doit se rassembler dans
un bois à proximité de la ville. Nous cherchons où se trouve ce bois et nous y
rendons. Il ne faut pas rester là car à la tombée de la nuit, c'est l'heure des
bombardements.
En route, je me trouve nez à nez avec deux camarades de mon escouade. Je ne les ai
pas vu depuis le 5 juin à Oissy. Le commandant de la place les envoie aussi
dans le bois. Pendant que je parle, les 2 cyclistes qui étaient avec moi ont
disparu dans la fourmilière de monde qui nous entoure. Nous sommes bien
toujours trois mais eux sont à pied. Des soldats, des civils avec leur
couverture, tout le monde part dans ce bois. Avant d'y arriver, depuis une
petite colline, il y a une belle vue sur la ville.
Au moment où nous arrivons sur cette colline, les avions arrivent , on les entend
à haute altitude. Tout à coup, l'un d'eux descend verticalement sur la ville,
nous le voyons très bien à environ 200m de haut. Les bombes se détachent une à
une, les bombes tombent sur des maisons avec des explosions effrayantes. Cet
avion a fini, il reprend de l'altitude, un 2ème avion descend et fait le même
travail. Ils ont lancé les uns 3 bombes, les autres 4.
Nous comprenons que ce n'est pas pour rassembler le régiment qu'on nous a envoyé ici
mais pour évacuer la ville. Les avions n'ont pas du tout été inquiétés par
l'armée française... Si on ne peut pas se défendre, qu'on demande l'armistice
!... On dit que Gamelin a été arrêté. Je vois une petite maison dans les
arbres, nous y allons, si on pouvait seulement trouver à manger... Arrivés dans
la cour, surprise! des soldats autour d'une table improvisée avaient l'air de
manger. La surprise fut encore plus grande quand nous voyons que ces soldats
sont de notre compagnie. Eux, sont aussi surpris que nous. Chacun raconte les
péripéties de son voyage, certains ont pu voyager parfois en camion mais le
plus souvent à pied. A l'endroit où j'ai trouvé tant de cadavres, ils y étaient
quelques heures avant moi et ont aidé à ramasser des blessés. Ils sont 10. Ils
mangent un petit repas que leur a servi la patronne: un bon plat de haricots,
ils nous invitent et nous acceptons avec plaisir.
Le repas terminé, nous tombons de sommeil, ils avaient repéré une remise où
peut-être nous pourrons passer la nuit, nous y allons et nous endormons tout de
suite malgré le "roulement" incessant sur la route. Dans la nuit
j'entends entrer du monde, je reconnais les voix de femmes et d'enfants. Je me
rendort en me faisant un peu de soucis pour ma bicyclette. Le matin, nous nous
réveillons heureux d'avoir passé une nuit tranquille bien qu'installé peu
confortablement puisque nous avons couché sur la terre battue. Je retrouve avec
plaisir ma bicyclette.
Sur la route, toujours autant de monde et de circulation. Notre voyage
n'est pas terminé, mais quand le serat‑il ?... Au moment où nous
arrivons sur la route, nous entendons des ronflements d'avions et bientôt la
série d'explosions sur la ville. Il y a une sorte de cave à côté de la route,
nous y entrons et en ressortons pour laisser la place à ceux qui arrivent
encore.
Nous partons, mais je suis le seul à avoir une bicyclette et j'ai moins mal
aux pied que les autres. Ils se servent de la bicyclette à tour de rôle. Nous n'avançons
pas très vite. Nous passons à Breteuil, puis Verneuil où je peux acheter du
pain et quelques maigres conserves. Le soir, nous nous arrêtons dans une ferme
isolée, mais la grange et l'étable sont pleines de réfugiés. Il fait beau et
chaud, je peux coucher dehors. A côté, il y a un pré, le fourrage est coupé et
presque sec, chacun peut y faire un lit à sa taille. Un paysan de passage nous
prête la fourche qu'il portait et nous regroupons un peu de foin. Il nous dit
qu'à la ferme, ils ont beaucoup de lait, peut-être en vendront‑ils ? Tout
de suite, j'y vais avec le caporal. Les femmes sont justement en train de
traire et distribuent le lait tout de suite aux acheteurs.
Je fais remplir les bidons, Je rejoins le groupe, ils s'étaient tous
déchaussés et regardaient leurs pieds bien malades. On boit un bon coup de lait
et on s'endort dans le foin. Nous passons la nuit tranquille, le matin toujours
autant de monde et de circulation sur la route, on espère qu'il n'y a pas des
allemands. Il faut repartir mais comment ? Nous n'allons pas assez vite. Nous
décidons de nous séparer : seul ou à deux il est possible de trouver place sur
un camion mais tous ensemble aucune chance. Moi, je pars tout seul avec ma
bicyclette. Le caporal décide de rebrousser chemin, il a vu un endroit où la
route abîmée oblige les véhicules à ralentir, il pense pouvoir grimper sur un.
On se souhaite bonne chance. J'entre dans le département de l'Orne. Tout à
coup, je vois le caporal assis sur une claire-voie arrière d'une camionnette qui
me dépasse. Nous sommes le 11 juin et je fais des kilomètres, j'avais
quelques provisions sans la musette, je fais une pause et je mange un peu. Dans
l'après-midi, j'arrive dans un village où je peux garnir un peu ma musette et
me rafraîchir la figure à une fontaine, d'autres font comme moi. Il y a un
coiffeur, je me fais raser, c'est plus que nécessaire et je peux remplacer mes
chaussettes. Je repars un peu plus à l'aise. Tout à coup, une dame voyant mon
écusson 7ème génie m'arrête et me prend chez elle où, me dit‑elle, il y a
d'autres soldats de mon régiment. Ce n'était pas ma compagnie mais on se
connaissait un peu, c'était la compagnie de Théodore Moulin. La dame me fait un
bon café au lait et tous ensemble, nous quittons cette brave dame. Tous les soldats
sont à pied, alors, je repars seul. La route est toujours pleine de monde.
Dans un village, de vieux soldats équipés de fusils de chasse essaient de
mettre de l'ordre dans la circulation.: "sur la route, les convois
militaires, sur l'autre les civils !" Ils me conseillent de ne pas voyager
seul, d'attendre d'autres cyclistes.
Peu de temps après, trois cyclistes arrivent. Ils s'arrêtent, nous
apprennent que l'Italie vient de déclarer la guerre. Un de ces cyclistes venait
de Dunkerque, il avait embarqué pour l'Angleterre mais n'avait pas pu y
arriver, tombé à la mer, il était repêché par un navire qui regagnait la
France. Il avait du mal à nous suivre, un autre un peu plus âgé que moi, était
un ancien coureur du Tour de France. C'est lui qui allait mener notre petite
caravane. Nous traversons Martagne sans trouver le moindre ravitaillement. Il
est déjà tard, mais nous ne restons pas en ville la nuit de peur des
bombardements. Nous arrivons à la Mesle, une maison transformée en centre
d'accueil des réfugiés nous est indiqué. Nous y allons et y sommes extrêmement
bien reçus. Des dames nous servent une soupe, du pain, du beurre et du cidre.
On ne peut y être hébergé la nuit, car seulement les femmes y sont accueillies.
Nous ressortons mais voudrions bien trouver un toit car le ciel est très
nuageux. Nous rencontrons un garde qui nous indique une ferme assez près où il
y a une grange, il accepte même de nous y conduire. Arrivés là, le patron
s'assure bien que nous ne soyons pas des allemands et nous sommes bien
accueillis. Nous couchons sous un hangar qui contenait du foin et nous
endormons rapidement. Le matin, voyant que nous nous préparons à partir, le
patron nous appelle et nous offre un café bien arrosé. Il nous permet de faire
un peu de toilette à la pompe dans la cour, puis nous partons. Comme nous
passons devant le centre d'accueil, nous nous y présentons ne sachant où nous
aurons la possibilité de manger dans la journée. Le même repas que la veille
nous est servi avec du cidre à volonté. Il y a toujours un grand nombre de
réfugiés. A 8 heures, nous quittons ce village bien hospitalier et nous nous
dirigeons sur Alençon. Nous y arrivons à midi après avoir fait quelques pauses
en route.
Là , nous apprenons qu'il y a un lieu de rassemblement des isolés, et on nous
indique le chemin. C'est une immense halle aux blés pleine de soldats sur
plusieurs étages. On laisse nos bicyclettes de côté avec beaucoup d'autres et
nous nous mettons à parcourir cette foule, peut-être reconnaîtrons ‑nous
quelqu'un. Je retrouve un camarade de ma compagnie et aussi Bouniol et Blancher
d'Alpuech. Ils étaient bien seuls et étaient heureux de me rencontrer, tout
comme moi. Le soir, nous allons dans une caserne de cavalerie où nous est servi
un petit repas, nous entrons ensuite aux halles pour passer la nuit. Nous nous
couchons sur le plancher ou sur le pavé, mais nous avons un toit et il n'y a
pas eu de bombardement sur la ville.
Le lendemain, il y a plusieurs départs en camions nous sommes regroupés selon nos
armes : les artilleurs, les fantassins et enfin on appelle le génie. J'étais
bien indécis à cause de ma bicyclette, il n'était pas question de la prendre
dans le camion et avec Bouniol, on ne voulait pas s'en séparer... alors
j'abandonne ma bicyclette avec l'espoir que je n'en aurais plus besoin. On nous
dirige vers Laval et nous arrivons au dépôt du 2ème génie, à peu près tous les
régiments du génie sont représentés. Nous restons là les 14‑15‑16
juin. Nous n'avons rien d'autre à faire que de nous présenter à la soupe
matin et soir. Nous avons ainsi le temps de reprendre des forces. Nous
apprenons que les allemands sont entrés à Paris. Le 17 juin au matin,
des explosions font résonner les vitres. C'est la gare qui est bombardée et
immédiatement l'ordre arrive de nous préparer à partir. Nous sommes vite prêts
et prenons tout sur le dos. Il y a aussi des jeunes recrus sénégalais, ils sont
effrayés par le bombardement et ne savent pas monter leur sac. Au moment du
rassemblement, un red d'avions vient à nouveau bombarder. Nous nous dispersons
dans des tranchées creusées tout près, nous sommes mitraillés. Un soldat du
6éme génie est blessé, on le couche sur un matelas qu'on est allé prendre au
dépôt.
NB Il est bien dommage qu'Etienne n'ait pas fini son journal ...Bien heureusement, il
sera démobilisé à l'armistice du maréchal Pétain, sinon il serait parti en
Afrique. Ils auraient certainement été devancés par les allemands avant
d'arriver à la Méditerranée. Julien Poulhès