TEMOIGNAGE DE RAYMOND DAGES

TEMOIGNAGE  DE  RAYMOND  DAGES

REGIMENT  PERIODE  DE 1935-1936

PRISONNIER LORS DE LA GUERRE DE 1939-1945

(récit recueilli par Christiane Poulhès)

 

PERIODE DU REGIMENT 1935-1937

 

Etant de la classe 34, j’aurais dû faire mon service militaire en 1934. Tous les hommes nés jusqu’en avril 1934 ont fait un an de régiment en 1934, c’est le cas d’Emile Bors de Cantoin mort peu de temps après la guerre, et tous ceux qui sont nés à partir du mois de mai sont partis pour faire 2 ans de régiment à partir de 1935 et j’en faisais partie. J’étais dans le 121ème Régiment d’Infanterie, 9ème Compagnie à Montluçon. L’hiver, nous étions pendant 6 mois à Montluçon et les 6 mois l’été, nous étions dans des camps de campagne en 1935, à Bourg Lastic dans l’Allier et en 1936 à la Fontaine du Berger près de Clermont Ferrand.

 

Pendant l’hiver, j’étais l’ordonnance d’un capitaine, je devais aller chez lui pour faire l’entretien et notamment brosser le matelas du lit tous les jours...

Dans les camps d’été, je suis aussi chargé de l’entretien du camp, nous sommes un groupe de 20 soldats environ. Ces camps d’été accueillent des réservistes, nous devons tout préparer avant leur arrivée, leurs chambres, les logements des officiers qui les encadrent et, au moment de leur arrivée, le vestiaire. Je suis l’ordonnance de 4 officiers, et donc à leur service pour l’entretien des souliers, des bottes. Nous avons aussi des petits emplois : par exemple, quand il fait de gros orages, il faut déboucher les fossés pour faciliter l’écoulement des eaux de pluie ; les journées sont occupées à faire des marches, des exercices, mais il y a aussi des petits moments de liberté et parfois avec quelques autres soldats, nous partons aider aux travaux des champs dans une ferme, en particulier pour faner ; cela se passe dans une très bonne ambiance d’autant plus qu’il y a une demoiselle dans cette ferme.

 

Je me souviens aussi de cette anecdote : un jour, un officier me rencontre en train d’entretenir le camp, il ne sait pas que c’est mon travail et il me dit que je n’ai pas à me trouver là à cette heure, que ce n’est pas le moment d’entretenir le camp. Il pense que j’ai évité les exercices, aussi il me donne 8 jours de prison. Le lendemain, je suis convoqué au bureau du commandant avec l’autre officier, le commandant confirme que j’étais bien à mon poste la veille, m’enlève les 8 jours de prison et les donne à l’officier qui m’avait injustement puni.

 

Le dimanche, nous sommes libres et j’en profite pour aller à Paris, chez ma cousine Gilberte ; il est possible de prendre le train dès le samedi soir. Parfois je vais chez ma soeur religieuse infirmière qui est à Maintenon, puis à Aubusson. Je me souviens qu’un jour d’été, je suis arrivé au milieu de la nuit à Aubusson, la porte de la Communauté était fermée, j’ai donc dormi dehors dans un jardin jusqu’au petit matin.

A la fin des 2 ans de régiment, je suis rentré au pays. Comme beaucoup de jeunes, je me loue dans les fermes pendant l’été pour les foins et les moissons, je vais à Chaneyret dans la ferme d’Emile Biron. L’hiver, je pars à Paris pour être garçon charbonnier. Cela consiste à livrer les sacs de charbon dans les caves des immeubles, mais aussi jusqu’aux appartements ; il faut prendre l’escalier de service avant 10 heures du matin car la concierge, que l’on surnomme “la pipelette”, a nettoyé et ciré les escaliers et nous crie derrière si on ose monter malgré tout ; cela dépend bien sûr des immeubles et du caractère des concierges.

 

 

 

GUERRE DE 1939-1945

Je suis mobilisé en septembre 1939 à Narbonne. Avec d’autres hommes du canton, nous partons par le car, courrier régulier, jusqu’à Aurillac, pour prendre le train. Dans l’Hérault ou l’Aude, le train traverse des vignobles, peu de temps avant les vendanges. Les pieds de vigne sont chargés de raisins. Nous arrivons à Narbonne. Nous restons dans une caserne juste 2 à 3 jours, le temps de recevoir les habits, les chaussures, le sac avec le matériel, les bidons, la gamelle (boite métallique rectangulaire avec une poignée pliante) le fusil mais pas de munition. Nous logeons dans une cave sur un plancher au-dessus des barriques. Ensuite, toute la Compagnie, environ cent soldats, nous partons à pied et nous allons ainsi marcher, marcher presque tout le tour de la France, mais cela bien sûr, on est loin de s’en douter au départ.

Tout l’automne, de septembre à novembre, nous avons traversé à pied tout le midi de la France de Narbonne à Gap et jusqu’à la frontière italienne. Nous empruntons plutôt des petites routes, nous marchons toute la journée ; il y a quelques pauses pour manger, la roulante suit et nous retrouve pour la nourriture. La compagnie qui assure l’intendance est en général plus petite, c’est à dire qu’elle compte moins de soldats. Le menu est à peu près le même tous les jours, la soupe arrive dans des marmites et se compose de pommes de terre, de “fayots” (haricots blancs), et un peu de viande ; on mange avec du pain. Parfois la roulante ne peut pas nous rejoindre, le ravitaillement est alors acheminé par des mulets. Chacun a dans son sac des biscuits de guerre, c’est la seule nourriture qui nous reste dans les cas où aucun approvisionnement nous parvient. Un jour le mulet s’est renversé avec le ravitaillement, je crois que les mulets ne se relèvent pas de leur chute. La nuit, nous dormons dans des granges et parfois dehors mais pendant toute cette période, je ne me souviens pas d’avoir eu du mauvais temps et d’en avoir souffert.

Après plusieurs jours de marche, viennent 1 ou 2 jours de repos, c’est la halte ; puis nous reprenons la marche et ainsi de suite jusqu’à Montélimar et Gap. Lors de l’installation de chaque  camp, nous creusons une tranchée qui sert de latrines pour tous les soldats ; au départ, la tranchée est bien sûr rebouchée. Je ne connais pas les villes que nous avons approchées car nous passons loin des grands centres urbains, nous n’avons pas non plus de nouvelles de la guerre proprement dite, nous marchons...mais ce n’est pas la marche des randonnées pédestres si agréables des loisirs d’aujourd’hui, nous marchons ensemble sans trop savoir vers où... isolés de la population des pays. Nous savons que c’est la guerre et que d’un jour à l’autre, il faudra aller au combat contre l’armée allemande. Cela sera peut-être notre fin...une fois, la halte a duré 8 jours ; nous sommes dans un hangar de paille, il y a même une moissonneuse batteuse.

 

Arrivés près de Gap, nous plantons le camp à la Ragne et creusons des tranchées dans un verger, pour nous protéger des allemands qui risquaient d’arriver. Au bout de quelques jours, l’armée allemande est signalée sans doute ailleurs car nous avons dû reboucher les tranchées. Puis nous avons repris la marche à pied interminable vers le nord, en traversant la Drôme. Les villages sont vides de leurs habitants, tout le monde est parti, parfois certaines maisons sont ouvertes. Nous prenons toujours les petites routes pour nous cacher plus facilement des avions qui peuvent nous mitrailler...Il ne faut pas penser à nos pieds, à nos jambes, à notre dos qui par moment nous font bien souffrir, surtout s’il y a des plaies : les soins sont inexistants ou des plus sommaires. Nous continuons notre marche jusqu’à Bâle, à la frontière allemande. Pendant cette période, nous avons pu avoir quelques permissions, je me souviens être revenu à Malentraysse quelques jours, moins d’une semaine : les trajets d’aller et de retour en train de l’Aveyron jusqu’à Belfort prennent beaucoup de temps.

Nous sommes restés les mois d’hiver à Benken, petit village près de Bâle, délaissé par tous ses habitants. Avec un autre soldat, nous nous sommes installés au 2ème étage d’une maison, avec vue sur la place principale. Les habitants ont stocké beaucoup de bois pour l’hiver, ce bois est prêt à utiliser et pendant notre camp nous en avons utilisé une grande partie dans les cheminées ou les poêles pour nous chauffer dans les maisons. Pour les repas, la roulante nous assure une nourriture de base. Nous sommes loin du front et jusque-là, nous ne craignons pas trop pour notre vie. On peut écrire à nos familles et recevoir leurs lettres, le courrier n’est pas particulièrement censuré. J’ai eu ainsi des lettres de mes parents qui me donnent des nouvelles de mon frère Robert, qui de son côté a pu écrire à Malentraysse. C’est la première fois que j’en ai depuis la mobilisation.  A Benken, il  neige souvent, et les conditions de séjour sont difficiles, rien à voir avec les agréables vacances au ski d’aujourd’hui. Nous sommes toujours aussi peu informés sur les événements de la guerre, nous sommes entre soldats, nous ne savons pas de quoi sera fait le lendemain...une fois, pourtant, mes camarades s’amusent avec une luge, j’ai voulu  monter sur la  luge et au bas de la pente, j’ai atterri dans “un bartas” de buissons et de ronces...

J’ai appris qu’Eugène Domergue de Cantoin est dans une autre compagnie à 2 heures de marche de la nôtre ; j’ai essayé de le rencontrer pendant les moments de liberté, mais je n’ai pas réussi. Dans mon régiment, il y a Blanchet de la Bastide et Vinzat de Sainte Geneviève.

Je me souviens d’une autre anecdote : pendant ces moments libres, avec 3 ou 4 de mes camarades dont Jean Carbonnel de Cissac et Volpelier de Recoules, le frère de l’abbé, nous sommes allés dans un petit bistrot, Carbonnel a bu un peu trop et il faut le soutenir sur la route pour rentrer se coucher.

Puis l’ordre est arrivé de partir, nous nous retrouvons sur les petites routes et chemins encore des centaines de kilomètres à marcher toujours à pied, des jours et des jours, par tous les temps: la pluie glacée, le froid, le brouillard, la neige de la fin de l’hiver et du printemps, à travers la Lorraine et le Nord de la France, avec quelques haltes de un ou deux jours pour nous reposer.

 

Nous passons près de Nancy...

La roulante nous rejoint pour l’éternelle soupe. Parfois, je pense aux repas à la maison, la bonne charcuterie, le pain, cela semble si loin, c’était une autre vie...

Nous faisons une halte de quelques jours dans une caserne à Bitche, sur la ligne Maginot, où nous profitons d’un confort de base qui nous avait fait défaut pendant ces longues semaines de marche. Le Ministre de la Guerre Maginot est à l’origine de ce projet de ligne de fortification à la frontière française de l’Est, elle est construite de 1927 à 1936. Des salles fortifiées en sous-sol, à espace régulier, contiennent du matériel de défense, des canons qui peuvent rapidement remonter en surface pour arrêter une éventuelle invasion de l’armée allemande. Cela donnait l’idée d’une certaine sécurité pour les français. L’Histoire nous dira qu’elle a été très peu efficace. J’ai vu l’une de ces salles.

A Forbach, nous devons monter au clocher pour guetter les allemands, nous apercevons les allemands lancer des grenades qui éclataient en l’air. Certains soldats français sont blessés et d’autres tués...

Nous arrivons dans les Ardennes, et faisons étape quelques jours dans un village toujours abandonné des habitants, près de Sedan ; les animaux aussi sont abandonnés dans les prés, parfois les soldats vont les traire pour avoir un peu de lait. Mais nous approchons des zones de combat et nous nous disons que ce sera peut-être notre fin

 

Nous subissons les tirs d’obus des canons 75 allemands toute une après-midi. Cela se passe dans une plaine qui comprend un petit bois à une extrémité. Les allemands sont dans le petit bois et nous tirent dessus, une balle a même touché mon sac. Nous nous terrons pour nous protéger. Un de mes camarades-soldat a voulu relever la tête pour donner un coup d’oeil et a été mortellement touché, d’autres soldats aussi seront tués, nous pensons que nous n’allons pas nous en sortir. Quelle horreur! Quel carnage!  Notre artillerie tire par-dessus, il y a des vaches dans cette plaine qui meuglent et courent toutes affolées. Elles sont abattues les unes après les autres. Ensuite nous vient l’ordre de nous replier, nous passons une ligne de chemin de fer qui va sauter quelques instants après.

Eugène Domergue est dans l’Artillerie du 15ème Régiment de la même Division et subit ces attaques, il y a eu beaucoup de blessés, comme Catays de Promilhac, et de morts.

Ensuite, nous devons partir vers la Manche pour embarquer vers l’Angleterre. Comme les allemands y sont déjà installés, nous sommes revenus en Normandie. Nous arrivons à Bacqueville-en-Caux en Seine Inférieure (aujourd’hui Seine Maritime), 30km au sud de Dieppe. En arrivant dans la ville, j’entre dans la maison du Maire, il y a une boite de un kilo de  sucre sur la table, je la prends dans mon sac, elle me sera très précieuse par la suite, mais je n’imagine pas un instant ce qui m’attend les semaines suivantes.

Les allemands s’y trouvent en force dans le pays, le commandant a le choix de se battre ou se rendre, c’est le 11 juin 1940, il estime qu’il y a trop peu de chance de s’en sortir par les combats, il ne veut pas sacrifier tout son régiment de soldats et préfère se rendre. Il ne peut pas deviner l’avenir... le 15 juin, 3 ou 4 jours plus tard, c’était la débâcle, Pétain signe la reddition avec l’Allemagne, c’est la  France coupée en 2 ...la zone libre au Sud avec un gouvernement à Vichy et la zone occupée au Nord de la Loire.

 

Tous les soldats du Régiment sont donc regroupés dans une prairie, après avoir déposé le fusil. Quelques jours après, nous avons même dû nous déshabiller pour être fouillés à corps.

Le Régiment se compose de trois compagnies, deux de combat et une avec moins de soldats pour l’intendance et la logistique. Plusieurs régiments sont réunis et faits prisonniers en même temps. Cela fait sans doute plus de mille soldats. Nous devons écrire un mot à nos familles pour faire savoir que nous sommes prisonniers. Le courrier est contrôlé par les allemands, les messages sont donc les plus courts possibles et neutres.

 

Nous sommes ensuite partis, encadrés par des sentinelles à droite et à gauche, nous sommes prisonniers de guerre, les conditions de marche sont à ce moment plus difficiles, il n’y a très peu de nourriture, nous ressentons la faim, la soif, la fatigue...parfois la Croix Rouge nous approche et nous donne un peu de nourriture et à boire, la population de la Belgique et de la Hollande nous lance quelque peu de nourriture et approche des seaux ou des marmites d’eau pour boire ; il faut trouver en nous encore assez d’énergie pour ne pas arriver les derniers, sinon il ne reste plus rien. Un jour, une sentinelle me tend au bout de son fusil un petit paquet de biscuits de guerre que j’ai pris et ai pu manger ; pendant cette période, je croque parfois quelques morceaux de sucre que j’ai dans mon sac... ce qui me donne un peu la force de marcher et peut-être me sauve ; ensuite les allemands s’organisent pour nous donner quelque nourriture sous forme de soupe. J’ai perdu ma gamelle. Comment manger la maigre soupe qu’on nous apporte ? Et comme tous mes compagnons, j’ai faim, alors je trouve par terre une vieille boite à sucre métallique et je peux manger ainsi... Ce n’est pas le moment de jouer les “difficiles” ou les “délicats”.

 

Nous avons encore beaucoup, beaucoup marché, toujours à pied : que de kilomètres à pied en 10 mois...nous ne cherchons pas à nous échapper même si quelquefois il y a quelques petites occasions, nous sommes très peu informés de ce qui se  passe tout autour, mais l’idée circule dans notre régiment que nous sommes prisonniers pour très peu de temps, peut-être une ou deux semaines seulement, puisqu’il y a eu des accords entre l’Allemagne et la France ; s’échapper est très risqué, les sentinelles n’hésitent pas à tirer pour abattre celui qui s’y risque.

 

Notre situation de prisonnier se prolongera très très longtemps, des périodes encore plus difficiles sont à venir mais nous ne le savons pas bien sûr à ce moment.

 

Nous marchons des jours et des jours, revenons vers Paris, Compiègne, continuons vers l’est de la France jusqu’à Bitche à nouveau, traversons la Belgique et la Hollande jusqu’à la grande digue du Nord, toujours à pied. Dans cette longue marche sans fin, alors que nous arrivons dans un camp pour le repos, de l’autre côté d’une haie se trouve un autre groupe de prisonniers qui termine son étape repos, j’essaie de rentrer en contact avec l’un d’eux, et au hasard, je demande “il n’y a pas un Dages parmi vous ?”, alors que je n’ai aucune nouvelle de mes frères, et ce prisonnier me répond “oui, c’est lui” et m’indique un de ses compagnons. C’est effectivement mon jeune frère René, prisonnier également en même temps que moi, mais je ne le savais pas. J’ai suggéré à mon frère de venir me retrouver dans mon camp discrètement pour être ensemble, mais en fin de compte, c’est moi qui me suis glissé discrètement dans la sienne (sans être vu des sentinelles allemandes) et j’ai repris la marche avec eux, sans jour de repos pour moi donc très fatigué, puisque j’ai abandonné mon groupe dans son étape repos. René était dans un régiment de Chasseurs Alpins ; son régiment avait passé 6 mois en Ecosse avant de revenir en Normandie et malheureusement être fait prisonnier comme moi. Nous sommes ensemble et partageons les mêmes souffrances, cela nous donne un peu de courage...

 

Près de la grande digue, nous sommes embarqués sur une péniche, tous très serrés, debout les uns contre les autres dans la cale qui n’a pas de fond plat. Nous sommes restés ainsi pendant tout le voyage, trois jours et trois nuits, cela a été bien pénible. Le jour, nous pouvons aller faire un tour sur le pont. En guise de cabinet, deux planches sont fixées sur le rebord au-dessus de la mer ; il faut s’installer dessus pour les besoins naturels : c’est très périlleux, on évite le plus possible cette séance. La Croix Rouge vient nous apporter un peu de nourriture. Nous sommes débarqués sur des zones de tourbière au nord de l’Allemagne et devons arracher de la tourbe pendant 2 ou 3 jours. Cette tourbe est utilisée par les allemands pour le chauffage l’hiver, nous sommes en juillet, mais quel jour? est-ce lundi? est-ce dimanche? nous n’avons plus de repère de temps, comme pendant toutes les périodes de marche interminables.

 

Nous sommes montés dans un train et ainsi traversons une grande partie du pays du Nord au Sud, Hambourg, Berlin. Essen marque la fin de ce voyage. Là, nous sommes conduits dans un camp où nous restons plusieurs semaines. Les conditions de vie y sont particulièrement difficiles, mal logés, mal nourris. Lorsque la soupe arrive, les premiers en ont un peu, les derniers rien du tout... Nous devons aller à la mine, pour extraire du charbon ; parfois à l’entrée, il y a un prisonnier pendu par les allemands... peut-être pour avoir été récalcitrant, mais peut-être pour rien. Un jour, les officiers allemands recherchent des paysans, une vingtaine d’entre nous, répondons à cet appel, nous espérons ainsi améliorer un peu notre condition et au moins manger enfin à notre faim. Un car nous conduira à Atingen, petite ville, puis à  Bredensheim, à la ferme de Hansfreed. Les patrons de cette ferme s’occupent aussi d’un hôtel, Je suis affecté à la ferme, tandis que mon frère est affecté au potager de l’hôtel.

 

Le patron est assez âgé pour ne pas être mobilisé, mais le couple a un bébé de quelques mois, une fillette. L’accueil nous a semblé assez normal dans les conditions particulières liés au contexte de la guerre, les propriétaires sont contents d’avoir du monde pour faire les travaux de la ferme puisque depuis la mobilisation, dans ces campagnes, il manque de bras pour les travaux habituels, il y a la difficulté de la langue, mais après quelques semaines, nous arrivons à communiquer, nous apprenons quelques bribes de la langue allemande.

 

Nous passons toujours la nuit au camp. Tous les matins, la sentinelle nous réveille : “Tout le monde à poil !” et nous allons nous laver au lavabo. Lorsque nous sommes prêts, nous partons du camp, accompagnés par une sentinelle allemande jusqu’à la ferme, le soir la sentinelle passe nous chercher et nous ramène au camp pour la nuit, nous logeons dans un bâtiment modeste, des chambres sont installées et nous dormons dans des lits superposés, nous sommes environ 20 français prisonniers. Les sentinelles sont plus ou moins aimables avec nous, une nuit, la sentinelle nous réveille et regarde nos pieds dans le lit du bout du fusil, trouve mes pieds sales et m’envoie au lavabo. Tous les repas sont pris à la ferme, nous sommes installés à une table séparée de celle des patrons. Nous mangeons les mêmes plats. Les patrons ont des bons de pain pour les prisonniers qui travaillent chez eux. Quelques jours après, des prisonniers russes, un homme et une jeune femme sont aussi venus travailler à la ferme, ils logent sur place. Quelques temps après, la jeune femme est remplacée par une adolescente de même origine. Du côté français seul les soldats sont faits prisonniers, du côté russe ce sont hommes, femmes et adolescents qui seront travailleurs obligatoires en Allemagne.

 

Cette ferme comprend une dizaine de vaches dont je dois m’occuper, 3 ou 4 juments pour les travaux, les labours, la fenaison, la moisson, et des cochons. La femme russe s’occupe des cochons, ils sont nourris de pommes de terre, ou de grain concassé. Mon travail quotidien consiste à traire les vaches 3 fois par jour, à les nourrir, à faucher l’herbe pour ces vaches, à moudre le grain et à participer aux travaux des champs. Les vaches ne sortent pratiquement pas de l’étable. Je  vais faucher un peu d’herbe tous les matins que je charge dans un tombereau attelé à la jument. L’hiver, je les nourris de betteraves produites sur la ferme et de foin. Le patron ne vérifie pas tous les jours notre travail et nous fait confiance. Le premier hiver, je donne du foin aux vaches comme j’en ai l’habitude en Aveyron, mais rapidement, le foin est épuisé, j’en parle à mon patron qui constate mon erreur, je donne trop de foin et pas assez de betteraves. Lorsque le foin manque, je donne de la paille et des betteraves jusqu’à ce qu’il y ait assez d’herbe à faucher dans les prés. Les moissons se passent l’été, mais toutes les gerbes sont engrangées sans dépiquer, le dépiquage a lieu l’hiver. Le grain est broyé au moulin selon les besoins pour les cochons, les juments ou les vaches.

 

La jument a un très mauvais caractère, il faut tenir le mord très serré, et lui retenir la tête au collier, sinon elle s’emballe très vite, elle m’occasionnera des ennuis à 2 reprises. Elle m’échappe un jour, attelée au tombereau, elle traverse un champ de blé en fleurs à toute vitesse, je ne vois que de la fumée. Arrivée ensuite dans le chemin, elle tombe, renverse le tombereau. Mon patron informé de l’accident ira la relever avec des voisins. Un autre jour, alors que je lui donne à manger, elle se retourne et se met à ruer ; tombé par terre, je rampe pour m’éloigner d’elle, j’appelle  mon frère, qui par chance est dans les environs. Il m’ouvre la porte et m’aide à sortir de cette situation périlleuse. Cette histoire aurait bien pu me coûter la vie. Le prisonnier russe, nommé Valentin, se  chargera ensuite de guider cette jument pour aller faucher et récolter l’herbe. Il la maitrise mieux que moi.

 

La culture des betteraves est un travail nouveau pour moi, après avoir labouré et préparé la terre, on repique les plans de betteraves, ensuite il faut entretenir la culture, sarcler régulièrement avec la jument attelée à une sarcleuse, puis vient la récolte. Les betteraves arrachées sont toutes mises en tas sur 10 m de long et recouvertes de terre pour former un silo. L’hiver, on prélève les betteraves dans le silo selon les besoins. Un hiver, il a gelé si fort que toutes les betteraves du silo ont gelé, on a donné de la paille aux vaches jusqu’à la fin de l’hiver.

 

Les enfants des environs viennent souvent me voir, ils habitent  des maisons à proximité de la ferme et la nourriture est rare pour les familles allemandes comme les familles françaises ; alors pendant la traite, je prélève discrètement une ou deux bouteilles de lait, que je cache dans la paille qu’ils viennent chercher ensuite. Parfois, je leur donne aussi quelques oeufs ou un peu de grain. Mes patrons ne sont bien sûr pas au courant. Cela me vaut de bonnes relations avec ces familles du voisinage qui me rendent quelques petits services, raccommodage des vêtements par exemple. Les premiers mois passés, nous sommes bien intégrés dans le quartier. Il nous arrive de discuter avec l’institutrice qui parle un peu français, elle a une classe de très jeunes enfants. Dans une maison voisine, un allemand retraité a fait des études en France et n’approuvait pas le régime d’Hitler ; francophone, il parlait avec les prisonniers français et a facilité l’évasion de certains en leur obtenant des papiers. Cela a été possible pour Alazard, parent de la famille Sanet de la Bastide. Après son retour en France, il a fait parvenir les papiers pour aider un autre prisonnier à partir...

 

La fillette des patrons grandit, dès qu’elle sait marcher, elle est toujours avec moi, et me suit souvent dans mon travail, avec les bêtes et cela jusqu’à 5 ans. A cette époque, une grande épidémie est arrivée qui touche cruellement beaucoup de jeunes enfants de la région, beaucoup de fillettes mourront, comme la fillette des patrons : les médicaments ne sont pas aussi actifs qu’aujourd’hui, les antibiotiques sont encore peu utilisés. Les patrons sont bien tristes comme nous tous, le patron me donne une photo de la fillette que j’ai toujours aujourd’hui.

 

Cette vie a duré ainsi 5 ans, nous allons à la ferme tous les jours, seul le dimanche après-midi nous ne travaillons pas et nous rentrons au camp. Nous nous organisons entre nous pour le repas du soir. Les patrons arrêtent  l’activité de l’hôtel vers 1942, car la clientèle se fait de plus en plus rare, les besoins en légumes sont moindre, mon frère René est alors affecté dans une autre ferme.  La dernière année, nous logerons à la ferme. Mon frère Robert est aussi fait prisonnier en juin 1940, le dernier jour avant la reddition. Il changera plusieurs fois d’affectation, travaille en usine, et dans des fermes du côté de Leipzig à 500km d’Essen. Nous ne nous sommes jamais rencontrés.

 

Au camp, nous recevons des lettres de nos familles et des colis. Tous les colis sont ouverts par les sentinelles, le courrier est lu. Il y a souvent des friandises dans les colis, qu’ils gardent pour eux. Si le courrier ne leur convient pas, il leur arrive de renvoyer tout le colis en France, sans rien donner au destinataire. Je suis chargé de ramener ces colis à la gare pour le retour. Bien souvent, je me suis arrangé pour ne pas renvoyer le colis et discrètement le faire parvenir à son destinataire.

 

A la fin de l’année 1944 et début 1945, nous entendons les bombardements américains qui repoussent les allemands. Nous sommes libérés fin avril 1945 par les américains. Le patron craint pour lui et nous recommande de dire qu’il nous a bien traité...Les travaileurs et prisonniers russes se réjouisent d’être libérés mais ne veulent pas rentrer dans leur pays, où les conditions de vie et le régime politique sont durs. Beaucoup seront en conséquence abattus par les allemands.

 

Nous partons donc tous en camion jusqu’en Belgique. Le camion passe le Rhin sur un pont flottant construit avec des péniches. On nous  laisse à Liège, puis nous prenons le train pour Lille, et un autre train pour Paris. Là, je me souviens du numéro de téléphone de ma cousine Gilberte, je l’appelle et on convient d’un rendez-vous chez elle puisque nous avons du temps à attendre avant le train pour Aurillac. J’ai bien sûr grand plaisir à revoir la France et quelqu’un de la famille. Mais quand je reviens en gare d’Austerlitz, mes compagnons sont partis en train, je dois attendre le train suivant pour Aurillac. Arrivé à Aurillac, un car est chargé de reconduire tous les prisonniers dans le pays. J’arrive enfin à Ste Geneviève, presque 6 ans après mon départ. Il fait nuit et je continue le chemin à pied jusqu’à Malentraysse. Toute la famille est couchée, personne connaissait mon jour d’arrivée : le téléphone est très peu utilisé, la radio et les journaux parlent bien des trains de prisonniers, mais ces retours vont durer plusieurs jours. C’est avec grande joie que je retrouve mon pays, ma famille, la ferme après ces 6 années de vie bien difficiles et de souffrance, dans l’angoisse du lendemain, l’isolement de sa famille, de ses amis.

 

Mon frère René rencontre une jeune fille allemande dans la ferme où il travaille. Il se mariera peu de temps après, il ne rentre pas au pays à sa libération et vivra toute le reste de sa vie en Allemagne, il sera agriculteur. Nous échangerons régulièrement des nouvelles par courrier et nous rendrons visite mutuellement.

 

Il faut tourner la page, reprendre la vie, mais cette période ne s’oublie pas et marque un homme pour la vie, j’ai 87 ans aujourd’hui et ma mémoire est intacte pour tout ce qu’ont été ces 6 années de notre vie.

 

Après mon retour, j’ai été employé au barrage de Sarrans comme manoeuvre pour construire des tunnels ou entretenir les ouvrages déjà construits. Un jour, j’ai circulé dans un tunnel de Sarrans à l’usine du Brézou. Nous devions nettoyer ensuite un puits de 100m, je suis descendu par l’échelle, les échelons sont fixés à la paroi : arrivé au fond, on m’annonce qu’ils vont remettre en eau, je me suis dépêché de remonter ! J’ai ainsi appris le métier de maçon puis ai été employé chez le maçon Traverse de Ste Geneviève. J’ai donc participé à la construction de plusieurs maisons du pays, maison Alexandre de Malentraysse, des maisons à Graissac, des caveaux au cimetière.

 

Après cette guerre, la vie reprend avec les quelques distractions, c’est le bal des prisonniers, il y en a à la Cassagnole et à Cantoin, là se rencontrent les jeunes gens, c’est ainsi que j’ai rencontré Marie-Louise à Cantoin et mon frère Robert, Odette à la Cassagnole qui seront quelques mois après  nos épouses respectives.