Journal de guerre 1914 - 1918

Julien Poulhès - 1895 1988


-Le 15 Septembre 1919, je suis démobilisé depuis hier.
Je retrouve mon cahier à la page ou je l'ai laissé il y a quatre ans.
A quoi bon continuer cette longue histoire?
Lorsque je la commençais, au lendemain de la déclaration de guerre, tout le monde croyait que cette guerre ne durerait que quelques jours et que mon histoire tiendrait dans quelques pages, mais hélas, mon cahier n'y suffirait pas. Mon travail serait d'ailleurs bien inutile, cette histoire est suffisamment connue et sera relatée dans beaucoup d'ouvrages. Je vais donc changer de ton et transcrire maintenant les notes que je prenais sur mon cahier pendant ma campagne. A coté du feu, je vais évoquer le souvenir de ces quatre années passées bien souvent dehors dans la boue, la neige et sous la mitraille.

Les années 1914 et 1915
-Le 11 Septembre 1915, me voilà soldat.
A mon tour, je vais être obligé, mon instruction finie, d'affronter les dangers et les souffrances du champ de bataille où ceux de mon âge m'ont devancé de 8 mois (j'ai été ajourné en décembre 1914). Je dois remercier le bon Dieu de m'avoir laissé ces huit mois au sein de ma famille et je dois lui demander de me donner désormais le courage de supporter les souffrances corporelles que je puis avoir à endurer et de me donner la force de résister à toutes les attaques de l'ennemi des âmes que j'entrevois dans cette caserne .
Je me propose de noter au jour le jour mes occupations et impressions de ma vie militaire mais avant de commencer, je me permettrais de reculer un peu dans le temps et de me rappeler les débuts de cette terrible guerre et l'émotion qui étreignit tous les coeurs aux premiers jours de la mobilisation. Je me rappellerai toujours les derniers jours de Juillet 1914 où personne n'osait croire à la guerre. La crainte commença néanmoins d'entrer dans tous les coeurs quand les nombreux soldats qui se trouvaient alors en permission des moissons furent rappelés en toute hâte avant que ne s'achève leur permission. Parmi nos voisins il y avait Guillaume Volpelier aux Capelles, Jean Séguis à Cantoin et Jean Vernier à Pratmeau (Ce dernier devait être tué peu de temps après). Ils devaient se rencontrer à la route au pâturage des Capelles. Tout le village était rassemblé au " Prié " pour les voir partir. Le jour de plus grande émotion fut bien le dimanche 2 Août, premier jour de mobilisation. L'ordre de mobilisation était arrivé la veille au soir. Tout le monde dispersé dans les prés (nous étions aux Claouc) fut étonné d'entendre sonner le tocsin dans tous les clochers des environs. Hélas la raison de ces sonneries ne tarda pas à être connue. Les gendarmes en auto (véhicule assez rare dans la région à cette époque) annoncent la mobilisation dans tous les villages. Puis, toute la nuit le garde-champêtre parcourut toute la commune et affichait l'ordre de mobilisation dans tous les villages. C'est à deux heures du matin qu'il vint réveiller mon père pour tenir la lanterne le temps qu'il pose l'affiche.
Quelle triste journée que ce dimanche 2 Août 1914. Quel contraste avec les dimanches précédents. Sur la place de l'église, quelques petits groupes d'hommes causaient presque à voix basse. Quelques uns doutaient encore de la possibilité d'une guerre, d'autres pronostiquaient sur sa durée "avec les armements qui existent maintenant, ça ne peut pas durer longtemps". C'était l'avis de tout le monde. Tous les hommes avaient consulté leur livret militaire. Suivant l'âge et la situation de famille les uns partaient le premier jour de mobilisation, les autres le second et ainsi de suite. En quinze jours, le pays était vidé de tous ses hommes jeunes de 20 à 45 ans. Les dimanches suivants eurent à peu près la même physionomie.
Les premières nouvelles furent bonnes ou plutôt les mauvaises furent cachées. Un communiqué officiel arrivait tous les jours à la mairie. Le garde-champêtre l'affichait sur la place, tout le monde allait le lire. On comptait sur le "rouleau russe" qui devait passer sur toute l'Allemagne et nous rejoindre sur le Rhin. Quelle déception. Grande fut l'angoisse quand à la fin Août, on apprit que le nord de la France était envahi et Paris menacé. Angoisse augmentée par l'absence de nouvelles des soldats. Le service postal était désorganisé. Quand quelques lettres arrivaient c'était avec un grand retard. Beaucoup de soldats furent faits prisonniers à la fin Août sans avoir pu écrire à leur famille. Grande peine morale qui s'ajoutait à la souffrance physique. La victoire de la Marne fit renaître l'espérance dans tous les coeurs. Beaucoup la considérait presque miraculeuse.
La classe 14 fut appelée le 11 Septembre 1914. La classe 15 à la fin décembre, la classe 16 début avril 1915.
Je passais un deuxième conseil de révision au mois de Juin pour être appelé il y a deux jours le 9 Septembre 1915. Voilà donc deux jours que j'ai quitté ma famille pour rejoindre le 139ème régiment d'infanterie à Aurillac.

-Le 12 Septembre, on vient de faire l'appel et je suis désigné avec une trentaine d'autres pour aller rejoindre le 4ème régiment du génie à Grenoble. Dois-je me réjouir ou me plaindre de ce changement, l'avenir me le dira.
-Le 14 Septembre, on a habillé ceux qui doivent rester ici et ils font de l'exercice dans la cour, nous on les regarde. Nous regardons aussi des vieux, c'est à dire des hommes de 35-40 ans. Ils sont en convalescence après légère blessure ou maladie contractée au front. Ils sont là dans la cour et s'amusent comme des gosses. On nous annonce notre départ pour Grenoble demain matin 5 heures. On nous distribue quelques vivres pour le voyage.
-Le 15 Septembre, nous avons quitté Aurillac ce matin à l'heure prévue sous le commandement d'un adjudant qui est bon pour nous. Le train marche doucement.
-Le 16, nous venons de passer à Lyon où nous avons eu trois heures d'arrêt.
-Le 17, Grenoble : Nous sommes arrivés hier soir à la tombée de la nuit. On nous donne une paillasse et une couverture, on nous conduit dans une chambre et défense de sortir en ville. Nos vivres étaient finies et nous avions faim. Nous retrouvons notre adjudant qui comprend notre situation. Il va trouver ses supérieurs et nous obtient la permission de sortir en ville. Nous avions tous quelques sous et avons pu aller nous restaurer. A notre retour nous trouvons la chambre bien en désordre. Ceux de la classe 16 qui sont encore par là étaient venus mettre tout sans dessus dessous, ma couverture avait disparue et si j'en voulus une, je fus obligé de me débrouiller sur celle d'un de mes camarades qui n'était pas encore rentré. Il y a eu du bruit une grande partie de la nuit.
-Le 18, visite d'incorporation, le 19 je suis affecté à la compagnie D27. On nous habille, les vêtements de drap sont usagés mais nous vont à peu près bien. Ceux de travail sont neufs mais trop grands. Le 20, exercice sur la belle esplanade. -Le 30 Septembre, nous avons fait l'exercice à pied tous les jours.

Aujourd'hui on nous donne un mousqueton. Mes camarades n'ont pas la mentalité des paysans. Ce sont des mineurs, des ouvriers d'usine, des syndicalistes. Un aveyronnais du bassin Houiller est franc maçon, il a fait son tour de France comme charpentier. A coté de moi un électeur et admirateur de Mr Brizon le chef du socialisme à la chambre des députés, d'un autre coté un ouvrier de St Etienne et pas des plus calmes. Sur la trentaine que nous sommes dans la chambrée je n'en vois qu'un ou deux avec qui je peux m'entendre. Le franc maçon est tout de même assez bon camarade. (Le hasard a voulu que nous nous suivions tout le temps de la guerre).
Pour la première fois, le 12 Octobre, nous avons été sur l'Isère, on nous a fait de la théorie sur le bateau, les instruments nécessaires pour le conduire, on apprend à ramer le bateau attaché à la rive. Aujourd'hui, 18 Octobre, on a lâché le bateau . Il y a beaucoup de courant sur l'Isère, on s'en est tout de même bien tirés.

-1er Novembre : nous avons fait tous ces jours-ci de la théorie sur les cordages, les noeuds, la construction des ponts, des passerelles. On a aussi étudié les mines, les explosifs. On a fait des expériences : couper des rails de chemin de fer, des arbres avec la mélinite.
-30 Novembre : toujours même travail ; un jour par semaine est consacré aux marches et exercices à pied. Le reste du temps nous sommes sur l'Isère. De temps en temps à l'école des mines. Les jours de pluie, théorie en chambre. Nous avons été vaccinés contre la typhoïde. Quatre piqûres sont faites encore deux à faire. Le vaccin fait beaucoup souffrir.
-Le 20 Décembre, on nous annonce que nous aurons des permissions de quatre jours à l'occasion du jour de l'an. La moitié des hommes partiraient le 24 Décembre l'autre moitié le 31. Je suis du deuxième départ.

L'ANNEE 1916 -Le 4 Janvier, je rentre de permission. Le plus gros du temps s'est passé en voyage. Il fallait bien étudier les horaires des trains pour avoir une journée à passer aux Capelles. Je suis parti par Lyon, St Germain des Fossés, Brioude et St Flour et revenu par Espalion, Bertholène, Nimes et Valence.
-Le 10 Janvier, la classe 17 vient de rentrer. Pour nous maintenant c'est le calme relatif, repos qui ne présage rien de bon pour nous.
-Le 20 Janvier, on nous dit que c'est dans le courant du mois prochain qu'il faudra monter là-haut.
-Le 30 Janvier, les listes de départ au front viennent d'être affichées. Les premiers partent demain. Avec une trentaine de mes camarades nous devons aller à la compagnie 8/4 et partirons le 5.

-Le 3 Février, nous venons d'être habillés et équipés à neuf. Nous touchons vivre de réserve et cartouches. Défense de toucher aux vivres.
-Le 5 Février au matin, nous avons quitté Grenoble. Nous n'allons pas vite. Nous voici en dehors de la gare de Lyon stationnés sur une voie de garage.
-Le 6 Février, on dirait que nous allons chercher la mort. La nuit dernière s'est passée à Lyon et je crois que celle-ci va se passer dans les mêmes conditions à Dijon.
-Le 7, on nous dit que nous arriverons bientôt. Nous entrons dans le département de ma Meuse.
-Le 9, le train s'est arrêté depuis avant-hier soir, à Sorcy et nous avons passé la nuit dans les wagons. Nous avons débarqué hier matin dans un terrain excessivement boueux. On entend le canon au loin. Nous mettons sac au dos et en route maintenant à pied. A 10 heures, nous arrivons à Commercy. On nous met dans une cour de caserne, on nous donne de la soupe, faite uniquement avec de l'eau et du pain (je vous assure que ce n'est pas bon) et on nous donne du pain à volonté. Vers 14 heures nous nous remettons en route sac au dos. Après trois jours de voyage, nous sommes bien fatigués et avons du mal à arriver. Nous avons traversé plusieurs villages démolis mais nous n'avons guère le goût à les regarder. Enfin, il est déjà bien nuit, quand nous sommes arrivés dans un champ qui ressemble plutôt à un groupe de terriers à renards. On nous dit que c'est le cantonnement de notre compagnie.

On nous fait descendre par groupes de 3 ou 4 dans des trous inoccupés de ce terrier, et on nous donne à chacun une gamelle de riz. Nous commençons à voir que nous sommes à la guerre. Les obus sifflent au dessus de nos têtes. Enfin, nous déplions les couvertures que nous avions sur les sacs, nous nous étendons par terre les uns contre les autres et avons bien dormi.
Ce matin on nous a réparti dans les escouades, je suis à la 13ème, puis on nous a dit qu'il y a, à notre disposition, à quelques centaines de mètres d'ici, des planches, du grillage et des clous que nous pouvons aller chercher pour fabriquer nos lits. Nous nous mettons au travail tout de suite. On prend modèle sur les anciens qui occupent un terrier voisin (on appelle ça une cagna ou un gourbis). Nous questionnons les anciens : les boches sont à 1 km d'ici et nous irons travailler tous les jours en 1ère ligne. Nous sommes dans la forêt d'Apremont, le bois d'Ailly et St Michel sont à notre gauche, à droite, la plaine de la Woèvre et Pont à Mousson. Le fort des Camps des Romains est en face de nous c'est de là que les boches nous bombardent.

Pour le moment nous sommes tranquilles. Les canons français de 75 sont placés un peu en arrière de nous mais n'ont pas encore beaucoup tiré. Comme nous nous plaignons que nous sommes mal logés, les anciens nous répondent que nous n'avons pas à nous plaindre, le secteur est bien aménagé. Il y a quelques jours, nous n'aurions trouvé ni trous ni planches. Ils nous disent que la compagnie a été très éprouvée. Elle a occupé ce secteur depuis le début de la guerre des tranchées jusqu'en Septembre dernier. Pour stabiliser le front, elle avait fait une guerre de mines très pénible et très dangereuse. En Septembre 1915, elle a été prendre part à l'offensive de Champagne vers Tahure. Là, elle a perdu 80% de son effectif, la plupart évacué pour fatigue ou maladie.
Maintenant, revenue dans son ancien secteur, elle fait des abris cavernes pour les fantassins en 1ère ligne. C'est le filon nous dit-on.
-10 Février. On nous laisse reposer encore aujourd'hui. Le sous-lieutenant qui commande la compagnie nous a passé en revue et nous a dit quelques mots. Il nous demande de conserver le bon renom de la compagnie déjà citée deux fois à l'ordre du jour, une fois de l'armée une autre fois de la division. Ce matin 11 Février, nous avons fait connaissance avec les boyaux. Que de terre remuée, que de journée de travail et de vie humaines ils ont coûté, c'est effrayant. Avec trois de mes camarades nous avons du aller réparer un blockhaus (abri de mitrailleur) qui avait été percé par un obus. Quel magnifique coup d'oeil la nuit de ce blockhaus. On voit les tranchées de 1ère ligne à perte de vue et quel joli feu d'artifice : fusées éclairantes, fusillades, éclatements d'obus se succèdent ici ou là sans discontinuer. Oui mais c'est oeuvre de mort.
-17 Février, nous avons fini de réparer le blockhaus. Travail pénible réservé aux nouveaux arrivés. Nous avons monté des rondins sur le dos dans les tranchées et rempli des sacs de terre pendant la journée mais c'est la nuit qu'il fallait mettre en place. Les tranchées allemandes n'étaient qu'à quelques dizaines de mètres. Nous avons essuyé quelques rafales de 77. Ce canon de campagne allemand n'est pas trop meurtrier. On a le temps de se coucher. Il n'en est pas de même du 75 français, l'obus passe au dessus de nos têtes avant qu'on ait entendu le départ, il marche plus vite que le son.
-Le 18 Février, on vient nous annoncer que l'extrémité Est de la forêt d'Apremont vient d'être sérieusement bombardée, les boyaux sont bien démolis. La compagnie devra aller y passer plusieurs nuits pour les réparer. Nous sommes allés travailler deux nuits dans la région bombardée. Très peu d'hommes à la compagnie connaissaient ce secteur, aussi nos allées et retours ne se sont pas effectués sans incidents. Il est d'ailleurs bien difficile de conduire à la queue-leu-leu dans les boyaux. L'officier qui est en tête demande, à voix basse, bien entendu, à l'homme qu'il a derrière lui si tout le monde suit et cette question : "est-ce que ça suit ?" se répète continuellement.
Seulement quand on est chargé du fusil (il est vrai qu'on en prend pas souvent) et des outils, il arrive souvent que quelqu'un s'accroche dans quelque fil barbelé ou téléphonique qui traîne. La nuit, il faut un moment pour se décrocher. Tous ceux qui sont derrière lui doivent s'arrêter. On perd de vue ceux de devant. Dans ces boyaux, il y a souvent des bifurcations, on peut prendre une mauvaise direction. C'est ce qui nous est arrivé hier matin en revenant. La colonne s'est coupée. Je me suis trouvé, sans le savoir, dans le groupe de queue, ceux qui n'étions pas dans le bon chemin. Il n'y avait aucun chef devant nous. Nous avons suivi le boyau devant nous. Nous avons suivi le boyau pendant longtemps. Ceux de devant étaient complètement désorientés, rien d'étonnant, les boyaux sont tellement tordus. Il faisait encore bien nuit. On se décide à sortir du boyau et à partir à découvert. Solution pas bien prudente, nous avons rencontré un réseau de fils barbelés. Il y avait derrière, un abri de mitrailleuse. Heureusement les hommes de garde n'étaient pas à leur poste (c'était en deuxième ligne) ils auraient bien pu nous prendre pour des boches. Enfin, tout s'est bien passé. En rentrant nous allumions du feu pour sécher nos vêtements car il n'a guère cessé de pleuvoir toute la nuit. Nous avons la chance de pouvoir allumer du feu tant qu'il n'y a pas d'avion.
-22 Février. Maintenant, je fais le mineur. Je travaille avec un ancien à creuser un abri souterrain dans le rocher en première ligne. On se sert à peine de la pioche. Tout se fait à l'explosif. On perce des trous au burin et à la masse, on charge à la cheddite. On sort les débris avec des sacs, ça ne va pas vite. Les boches sont tranquilles, une petite séance d'engins de tranchée presque toujours vers les deux heures. Nous ne sommes guère au danger que le temps de faire la route une demi-heure matin et soir dans les boyaux. Le canon tonne fort à notre gauche, sans doute du coté de Verdun.
-29 Mars, je viens d'assister à un grand bombardement de tranchée par torpilles et minewerfeld, il a durée quatre heures. L'entrée de l'abri où je travaille a été démoli. Heureusement nous sommes déjà profonds. Les boyaux sont bouchés, il a fallu marcher longtemps à quatre pattes pour rentrer au cantonnement. Ce sont les pauvres fantassins qui eux restent en première ligne qui sont à plaindre. Les abris qu'ils ont jusqu'à présent sont peu résistants, ils sont presque tous démolis. Il faudra travailler toute la nuit pour les arranger un peu. Ils ne pourront aller chercher la soupe que la nuit tant que les boyaux ne seront pas un peu réparés.

Nous sommes bien plus tranquilles qu'eux. En rampant ou autrement nous nous arrangeons pour faire la route du travail au cantonnement. Là, nous avons la soupe chaude et presque la tranquillité pour nous reposer. Le fantassin reste quelques jours en première ligne, quelques jours en réserve et quelques jours au repos. Il est bien rare que les mêmes hommes occupent exactement les mêmes emplacements qu'ils occupaient quelques jours auparavant, tous les huit jours, ils changent de place. Ils n'ont aucun goût pour aménager un cantonnement. Le temps qu'ils sont en première ligne, c'est souvent qu'ils ne mangent la soupe que la nuit. Ils viennent la chercher à peu près sur la même ligne que notre cantonnement, les cuisines ne peuvent pas s'installer plus en avant. Trois ou quatre hommes par secteur font cette corvée. On les voit partir chargés comme des mulets. Une dizaine de boules de pain enfilées comme des perles sur un fil de fer pendent derrière leur dos. Un autre porte tout autant de bidons de pinard, de gniole et même d'eau, et puis les marmites de soupe , de faillots, de riz et de bidoche. Et puis c'est la difficulté pour retrouver leur section, on est vite désorienté dans les boyaux. Ils sont tout le temps en zigzag, il ne faut pas que les balles ou les éclats d'obus puissent les prendre en enfilade. Les croisements, les bifurcations sont nombreux. Il est vrai que tous ont leur nom qui est indiqué comme les rues de Paris, quand les pancartes restent accrochées, mais la nuit, difficile de les lire.
Les tranchées portent d'habitude le nom de quelqu'un qui a été tué en la faisant ou du gradé qui commandait à leur exécution. Ici nous avons la tranchée Brejeau, la tranchée Farge, le boyau Rizard etc. Tous des noms de notre compagnie.
-1er Mai. Notre vie est tellement monotone qui voilà un mois que je n'ai pas pris mon carnet. On a toujours travaillé à faire des abris dans différents points du secteur. Quatre ou cinq trous de 40 ou 50 centimètres percés au burin, les charger à la cheddite et évacuer les 8 à 10 sacs de pierres arrachées, voilà notre travail de 8 heures par jours, puis au cantonnement on s'amuse à bricoler un morceau de cuivre ou d'aluminium arraché à un éclat d'obus.
Depuis que je suis ici, nous avons eu deux tués et un blessé à la compagnie. A partir d'aujourd'hui, nous devons changer de travail . La moitié de la compagnie quitte ce cantonnement pour faire des travaux plus à l'arrière, l'autre moitié dont je fais partie reste là mais n'ira plus en première ligne. Nous allons aménager les cantonnements de réserve, c'est à dire la ligne que nous occupons à environ un kilomètre des premières lignes.

-1er Juillet, nous sommes toujours là, nous avons fait des grands réservoirs en ciment, des canalisations, installé des bornes fontaines, des motopompes pour monter l'eau d'un réservoir à l'autre. L'eau provient d'un étang, elle n'est pas très propre mais elle est tellement rare ici. Le travail est intéressant mais fatiguant. Nous sommes nourris avec la compagnie voisine 8/3 bien mieux que chez nous.

-14 Juillet, la compagnie va de nouveau se rassembler ici et reprise du travail en première ligne et aussi, changement de nourriture.
-20 Juillet, toujours creusement d'abris mais le travail est modifié, on nous a fourni de petites machines à bras pour percer les trous de mines. C'est une mèche qui perce, poussée par une vis. La machine doit buter en arrière contre la paroi de l'abri. Nous n'allons pas beaucoup plus vite mais c'est moins fatiguant. Enfin, mon tour de permission approche, je n'ai pas vu un civil depuis le 9 Février. Départ ce soir 27 Juillet, pour ma permission de sept jours. Je vais prendre le train à Commercy.

-9 Août, ils ont été vite passés ces sept jours. On n'a pas beaucoup de plaisir à revoir ces vilains trous ; et ce carnet, je voudrais bien l'avoir fini, mais combien de temps devrai-je y écrire encore?

Nous avons aménagé le secteur comme si nous ou d'autres devaient y rester encore longtemps. Enfin, au travail en première ligne demain matin, ça chassera un peu le cafard.
-Le 22 Août , l'ordre vient d'arriver de déménager demain. Direction inconnue, c'est tout le corps d'armée qui doit se déplacer. Le 23 de bonne heure, nous avons quitté Ronval; des camions nous portent les sacs. Nous voilà à Sorcy (village où j'ai débarqué en arrivant au front), cantonnés dans une grange. Le 24, nous avons embarqué dans le train à une heure de l'après-midi. Nous sommes passés à Toul, Nancy et sommes arrivés à Lunéville le 25 vers les six heures du soir. Nous traversons la ville pour aller cantonner dans la caserne Stanislas. Nous avons passé la journée ici. On nous a permis de sortir en ville le soir mais à la condition d'être propres cravatés, avoir le ceinturon et une cartouchière. Tout ça est bien difficile pour des hommes du génie, surtout quand on vient de là-haut. Enfin, nous découvrons quelques cravates et avec une, bien détaillée, on peut en faire sept ou huit.
Lunéville est une belle petite ville. Certains quartiers sont presque démolis. La population y est encore nombreuse et est plus accueillante que dans beaucoup de ville de l'Est, Commercy en particulier. Le service de place y est très sévère à cause d'un régiment de dragons qui y est caserné et qui attend de pouvoir faire des reconnaissance à cheval.
-Le 26 Août, nous avons quitté Luneville ce matin à cinq heures, à pied sac au dos direction nord.
En traversant les belles plaines au nord de Luneville, j'ai pensé aux combats qui se sont livrés là il y a juste deux ans. C'est là que fut blessé au bras et fait prisonnier mon oncle Paul. Mon cousin Eugène Chaudières fut blessé là aussi. Après quelques jours de convalescence, il devait remonter au front et être tué en Champagne quelques mois plus tard.
Vers dix heures, nous nous sommes arrêtés au milieu d'un bois. On nous cantonne dans des baraques en planches. Le secteur ne doit pas être mauvais car le bois a très peu souffert. Nous sommes, nous dit-on, dans la forêt de Parroy (Meurthe et Moselle) à Hallomont. Au contraire de la région d'Apremont qui était montagneuse et accidentée, ici c'est la plaine marécageuse.
-Le 30 Août, Nous allons travailler à près de 10 kilomètres du cantonnement vers l'Est. Nous faisons des tranchées et des réseaux de fil de fer mais en deux positions. La première position n'existe pour ainsi dire pas par ici. Il n'y a que des patrouilles. A peine si le canon fait entendre sa voix. Tout irait bien si nous n'avions pas tant de chemin à faire pour aller et venir au travail et si les punaises ne nous dévoraient pas tout dans nos baraques. A Ronval nous avions des poux mais ils étaient plus facilement supportables que tant de punaises.

-10 Septembre. La compagnie est maintenant éparpillée. Mon escouade reste au même cantonnement et sous les ordres d'un sergent, nous commandons un régiment de territoriaux. Nous avons chacun une escouade de vieux à commander. Toujours aménagement de la seconde position mais plus près du cantonnement.
Personnellement, je suis garde-magasin au contrôle du matériel qui rentre et qui sort : piquets, fil de fer, caillebotis, gabions, claies etc. Je préfère cela que de commander des vieux ! (40 ans). -Le 20 septembre, nous devons déménager. Malgré les punaises, nous étions bien ici. Quelle pénible journée que celle du 21, nous avons fait 42 kilomètres à pied. On nous portait bien nos sacs mais nous étions suffisamment chargés avec mousqueton, cartouchières, musettes, bidons, masque à gaz et matériel de cuisine.
Nous avons traversé le fameux champ de bataille où en 1914 s'est arrêté la grande ruée boche sur Nancy. Que de tombes éparpillées dans les champs. Elles sont en général bien entretenues. Quelques unes ressemblent à de petits monuments.
Nous sommes arrivés le soir à Villacourt environ trente kilomètres au sud de Nancy, canton de Bayon (Meurthe et Moselle). Tous les civils sont là. Les granges sont pleines de foin et c'est dans l'une d'elles que nous avons couché et nous avons bien dormi.
-30 Septembre. Tout le corps d'armée est maintenant dans la région au repos. Il y a donc quelques chances que nous y restions quelques temps. Nous sommes à l'abri des balles et même des obus, mais exercice à pied quelques heures tous les jours. On trouve cela ridicule mais on comprend bien qu'il faut maintenir la discipline. La conduite de la population civile est très peu édifiante. La présence de la troupe ne contribue pas à l'améliorer. On dit que dans notre Aveyron, nous sommes en retard pour le progrès mais je souhaite bien qu'on reste longtemps ainsi à certains points de vue. On peut aller à la messe tous les dimanches, mais il y a très peu de monde.
-10 Octobre. Voilà que nous faisons maintenant de l'école de ponts sur la Moselle. C'est plus intéressant que l'exercice à pied et ce n'est pas fatiguant, le fleuve à très peu de courant.
-25 Octobre. Depuis quelques jours nous faisons des manoeuvres et école de guerre avec l'infanterie au camp de Safé, nous allons et venons en camion.
-1er Novembre. Le général Franchet d'Espérey a passé le corps d'armée en revue hier au camp de Safé. J'aurai préféré être spectateur qu'acteur à cette cérémonie, c'est joli mais fatiguant.
-10 Novembre. On vient de m'annoncer que je pouvais partir en permission ce soir, je ne m'y attendais pas. Je vais prendre le train à Bayon.
-5 Décembre. Me voici sur le chemin du retour mais je ne suis pas arrivé. C'est à dire, je n'ai pas trouvé ma compagnie. Je suis passé par Paris en revenant puis j'ai pris la direction de Bayon. A Bayon, le chef de gare m'annonce que le 8ème corps dont je fais partie n'est plus là. Je dois reprendre le train en direction du Bourget. Arrivé au Bourget, il s'agit de passer au bureau du commissaire militaire pour faire viser la permission et se renseigner sur la direction à prendre. Pour passer à ce bureau, je fais la queue pendant deux heures. Enfin on me dit que le siège du 8ème corps d'armée est à Marseille et c'est là que je dois me rendre. Je commençais à rigoler mais je ne dois pas tarder à apprendre qu'il y avait un Marseille dans l'Oise et que c'était de celui-là qu'il s'agissait. Mon train est dans une heure. Heureusement je rentre de permission et j'ai la musette pleine.
-6 Décembre, je suis arrivé ce matin à Marseille en Beauvaisie. Je descends du train et vais trouver le chef de gare dans l'intention de me renseigner sur l'emplacement de ma compagnie mais comme je n'étais pas seul et qu'il n'en savait pas plus que moi, il nous à tous envoyé promener. Alors on sort en ville en quête de quelque bureau militaire mais aussi d'un bistro. Ce dernier à été plus facilement découvert. Puis, j'ai rencontré les fourgons de la compagnie qui venaient là chercher du ravitaillement. Les conducteurs me donnent toutes les indications pour retrouver la compagnie. Elle est à Villers s/Bonnières à cinq kilomètres de là.
J'y suis arrivé vers midi. Mes camarades sont là depuis trois jours et attendent l'ordre de partir en ligne dans la Somme où sont déjà les autres régiments du corps d'armée. On dit que le colonel tient à note compagnie et la ménage le plus possible. Dans la Somme ce n'est pas intéressant. Pendant ma permission la compagnie a été reformée, plus que 12 escouades au lieu de 16. Je suis à la douzième. En attendant de partir, toujours un peu d'exercice.

-26 Décembre. Quoique pas bien logés, nous avons passé quelques journées tranquilles. Il y a bien eu une messe de minuit à Villers sous Bonnières, j'ai jugé préférable de ne pas y aller et j'ai bien fait. Les bistrots sont nombreux ici et quelques-uns de mes camarades sont allés à la messe après être restés trop longtemps au bistrot. Ils ont mis un peu de désordre dans l'église. Nous devons déménager demain.
Nous garderons un bon souvenir de ce village, les gens y sont très accueillants. Les caractéristiques du pays c'est qu'on y voit de grands tas de pommes dans les cours de ferme. C'est le moment de faire du cidre. On voit aussi une grande mare au milieu du village. Cette mare ne doit être alimentée que par les eaux de pluie, bêtes et gens n'ont guère que cette eau pour leur service.
-27 Décembre, Ygnaucourt. Nous avons quitté Villers ce matin, nous avons fait 4 kilomètres sac au dos. A Achy, nous montons sur des camions, nous passons à Crèvecoeur, à Breteuil, les camions s'arrêtent à Cayeux à environ dix kilomètres du front nous dit-on. La route est très démolie, les camions ne peuvent pas aller plus loin. Nous faisons cinq kilomètres pour arriver à Ignaucourt. L'abondance de boue prouve l'animation qui règne dans ce secteur. D'ailleurs nous n'avons jamais tant entendu le canon comme nous l'entendons ici.
-28 Décembre, Villers Bretonneux. Nous n'avons fait que coucher à Ygnaucourt, nous venons de faire dix kilomètres toujours direction nord. Nous avons bien trimé. L'abondance de boue en est un peu la cause mais surtout l'abondance de camions qui nous ont côtoyés sans discontinuer tout le long de la route. Je n'ai jamais vu autant de camions. Pendant 10 kilomètres, une file de camions nous a croisé tout le temps, un tous les cinq mètres sans aucune interruption. Heureusement tous roulaient dans le même sens. Nous sommes cantonnés dans une ancienne minoterie. Il y a quelques civils dans la ville.
-30 Décembre. Nous avons passé deux journées à Villers Bretonneux, quel bruit, quel roulement dans cette petite ville : caissons d'artillerie, fourgons de ravitaillement, camions roulent continuellement dans tous les sens. Ce qu'il y a de curieux, c'est que les boches ne bombardent pas. Nous déménageons demain.

L'ANNEE 1917
-1er Janvier 1917. Ce n'est pas un jour de l'an bien gai que nous passons cette année. Nous sommes dans les plaines boueuses de la Somme, logés dans des trous pleins de boue eux aussi. Des trous d'obus, des vieux et des récents, nous prouvent que la plaine est souvent bombardée.
La journée d'hier a été assez mouvementée. Embarqués sur des camions, on nous dépose à la sucrerie de Dompierre entièrement démolie. Restait un kilomètre à faire pour rejoindre la position que la compagnie devait occuper. Mon escouade est désignée pour aller garder des fourgons de ravitaillement. Nous partons chacun dans notre direction. C'est un agent de liaison qui nous conduit, nous y avons passé la journée avec comme ravitaillement ce que nous avons pu trouver dans les voitures que nous gardions. Nous n'avons pas été trop malheureux quand même. A la tombée de la nuit, un autre agent de liaison vient nous chercher pour nous faire rejoindre la compagnie. Il ne connaissait pas bien le chemin et nous avons tourné pas mal de temps dans la plaine avant de trouver ces vilains trous recouvert d'une mince tôle ondulée. Nous sommes assez loin des premières lignes. Les tranchées allemandes étaient là il y a quelques mois, ils ont du reculer lors de la dernière offensive anglaise.
-4 Janvier. Ce n'est pas le filon ici. Nous arrangeons quelques chemins à travers les anciennes tranchées boches près de Belloy en Santerre. Les canons de 75 crachent à coté des chemins que nous aménageons mais les boches leur rendent la monnaie et c'est nous qui étrennons. Aujourd'hui nous avons eu un tué et un grièvement blessé. Un éclat d'obus est tombé à quelques centimètres de ma main au moment où je sautais dans une tranchée pour me protéger. Le colonel est venu visiter notre travail. Il s'est rendu compte de l'inutilité de notre travail. Les boches vont plus vite à faire des trous que nous à les boucher.
-6 janvier, nous devons déménager demain. Sans regrets.
-7 Janvier Bayouvillers. Nous avons fait 20 kilomètres direction sud-ouest. Tout le corps d'armée se déplace. Nous allons loin.
-Le 8, Berthaucourt, les Thènes, 20 kilomètres.
-Le 9 Hebécourt toujours 20 kilomètres.
-Le 10, Croixrault près Peize, 20 kilomètres, le sac commence à être lourd.
-Le 11, Lignières, 12 kilomètres.
-Le 12, nous sommes aujourd'hui sortis du département de la Somme pour rentrer dans la Seine Inférieure. Il y a sur la route, à la limite des départements, une grande borne kilométrique en pierre très fine. Les crayons y écrivent bien. Aussi les inscriptions n'y manquent pas. C'est sans regret que le soldat quitte le département de la Somme.
(En recopiant en 1975, je ne puis m'empêcher d'évoquer le souvenir de mon frère Etienne qui lui-même a parcouru ces mêmes routes, droites à perte de vue, en 1940. Il avait rencontré Moulin de Liamontou qui devait être tué le lendemain de leur rencontre.)
-19 Janvier. Voilà trois jours que nous sommes à Sous-les-Quènes, petit village de trois ou quatre maisons, logés dans une grange au rez-de-chaussée bâtie à la mode du pays, c'est à dire les murs faits avec des liteaux en bois qui tiennent un mélange de paille et de fumier ou de plâtre. Les murs sont souvent percés, c'était bien le cas de ceux de notre grange.
Heureusement nous avons assez de paille car le temps est très froid. On allume bien du feu dehors dans la journée mais on se réchauffe davantage à jouer aux boules de neige comme des gosses. Depuis que nous sommes ici nous n'avons absolument rien fait. Nous avons pu laver notre linge, il y a longtemps qu'on avait pas pu le faire. Il y a un puits dans la cour de la ferme. L'eau est à cinquante mètres de profondeur et il faut la monter à la courelle à pleins seaux. Enfin le linge est à peu près sec. Nous déménageons demain.
-20 Janvier, Sereus (Oise), 20 kilomètres de parcours.
-Le 21, Halloy près Grandvillers, 7 kilomètres.
-Le 22, nous voilà dans le train du coté du Bourget après avoir fait 15 kilomètres à pied ce matin. Nous avons embarqué à Crevecoeur (Oise) et nous voyageons.
-Le 23 Janvier, La Neuville au Pont (Marne), le temps est excessivement froid.
Jamais je ne l'avais senti comme la nuit dernière dans nos wagons à bestiaux. Nous nous serrions comme des sardines dans un baquet. Le pain était gelé, le vin aussi dans les bidons. On met un morceau de pain à la poche pour le dégeler. Nous sommes arrivés vers les quatre heures ce matin en gare de Valmy. On demande des volontaires pour descendre nos fourgons de ravitaillement des wagons plate-forme. J'en suis, je laisse mon calot sur les oreilles et en route. J'ai jugé qu'il fallait se dégourdir. Pas bien intéressant. Dénouer les attaches toutes gelées, prendre les brancards et descendre au galop le pont en pente qui reliait le quai. Ca m'a fait du bien quand même. Nous avons fait ensuite 12 kilomètres à pied. Nous sommes dans une maison inhabitée mais il y a encore quelques civils dans le village. Nous devons monter en ligne ce soir mais il faut attendre la nuit. La route est vue des Allemands sur une grande partie et les boyaux n'arrivent pas jusqu'ici. Nous avons pu faire chauffer de la soupe. Tout est gelé.
-24 Janvier. La nuit dernière a été encore plus mauvaise pour nous que celle passée dans le wagon.
Nous nous sommes mis en route vers les 16 heures. Nous avons fait 15 kilomètres sur un chemin excessivement glissant. Nous avons tous fait plusieurs chutes, même les officiers, mais eux n'étaient pas chargés. Avec le sac sur le dos ce n'est pas intéressant. Le cantonnement est une grande cave sous la montagne. Ceux que nous devons remplacer, n'étaient pas encore partis. Alors, il a fallu se coucher comme on a pu sur les portes de la cave. Nous étions bien fatigués et nous avons eu bien froid.
On se demande comment on peut résister. Enfin les autres vont partir à la tombée de la nuit et nous aurons leur place. Des lits en grillage et de la paille, pas bien fraîche mais enfin! Nous sommes dans l'obscurité la plus complète malgré les quelques bougies que nous avons touché.
-1er Février. Ici, nous faisons la guerre de mines, ce n'est guère intéressant.
Nous creusons des tunnels, nous appelons ça des galeries de 1m50 de haut sur 0,60 de large. (Le secteur ici s'appelle le Four de Paris). Ces galeries partent pour ainsi dire des premières lignes françaises pour passer sous les premières lignes allemandes. Elles ont parfois plus de cent mètres. Au fond elles n'ont que 0,8 sur 0,6.
Il doit s'agir de passer sous la tranchée allemande pour la faire sauter et occuper immédiatement ce qu'on appelle les entonnoirs. C'est ce qui se passait en Champagne avant mon arrivée au front. Seulement ici les boches en font autant de leur coté alors nous ne cherchons qu'à arrêter leur mines et eux ne cherchent qu'à arrêter les nôtres. On creuse dans la direction du bruit qu'on entend de l'autre coté. Dans certaines mines on entend même parler. Tant qu'on entend du bruit ça va, mais c'est quand on en entend plus, ils ont peut être chargé leur mine pour démolir la notre, ce qu'on appelle un camouflet. Alors on abandonne, eux en ont fait autant, à moins que l'un ou l'autre ait chargé. Ce n'est pas amusant de charger, il faut monter dans les boyaux une vingtaine de mille kilos de cheddite, aller les placer au fond de la mine et puis bourrer, c'est à dire remplir de nouveau la galerie avec les sacs de terre qu'on a sorti pour la creuser. Tout cela pour aboutir à pas grand chose. On voit parfois sur ces fameux communiqués : " nous avons progressé en sape " quelle progression !
-10 Février, je reprends mon carnet quoique je ne vois pas grand chose à écrire.
Nous faisons toujours le même travail. Le temps est toujours très froid. Les boyaux sont remplis de glace et très glissants. Nous mettons un sac de terre vide à chaque pied pour moins glisser, le système est très pratique. Nous nous ennuyons beaucoup ici. Nous ne voyons le jour que le temps de faire la route de la mine au cantonnement. Tout le temps dans la terre comme des taupes. On ne peut faire trois pas dehors sans casque ni masque, la consigne est très sévère là-dessus.
-20 Février. Maintenant je ne fais plus de mines, j'écoute, je suis écouteur.
On nous a fait passer une sorte d'examen pour contrôler notre ouïe et j'ai été sélectionné. C'était pour pouvoir travailler avec des appareils spéciaux appelés géophones et stéthoscopes . Pour nous, il s'agissait de savoir si les boches travaillaient toujours à proximité des mines que nous avions abandonnées et dans quelle direction. Nous sommes deux à faire ce travail et nous nous remplaçons toutes les 24 heures. C'est moins pénible que de piocher ou bourrer des mines mais il y a plus de responsabilités. Nous faisons un rapport tous les jours. Mais ce n'est tout de même pas bien intéressant, suivre tout seul une petite galerie de mine sur une centaine de mètres, la lampe électrique à la main. Quand on arrive au fond, le coeur bat plus fort que les coups de pioche de l'ennemi. Et puis, il y a beaucoup d'ennuis.
Dans cette guerre de tranchées, il arrive qu'après ce qu'on appelle un coup de main, la première ligne de tranchées change d'occupant. Dans les secteurs où on fait des mines, il arrive que l'entrée de la mine soit entre les lignes, c'est que ces premières lignes ont une position stratégique; une vue sur un ravin par exemple alors ces premières lignes sont âprement défendues. Dans ces secteurs, à cause de ces coups de main, les tranchées sont très rapprochées les unes des autres. Parfois, un simple barrage de sacs de terre sépare les sentinelles. Si ce n'est pas intéressant pour nous que doivent dire les pauvres fantassins! Pour nous, dans les mines qui ont l'entrée entre les lignes, il faut tout de même aller y placer un appareil appelé sismau. Cet appareil est relié par un fil conducteur à un poste d'écoute situé à quelques dizaines de mètres. En écoutant au bout de ce fil, comme à un téléphone, on doit percevoir le bruit qu'il pourrait y avoir dans la mine. Du même poste, je surveille ainsi une dizaine de mine.
Un jour le caporal passe à mon poste d'écoute , on prend l'un après l'autre les écouteurs, on entend un bruit de pas dans une mine, il faut y aller voir. On prend le fusil et quelques balles et en route. Arrivés au petit poste, c'est à dire à l'endroit où se tient en permanence la sentinelle, à voix basse bien entendu, on questionne le soldat. C'est notre sergent et un homme qui font la ronde et qui viennent de passer. Ce sont eux que nous avons entendu marcher, ça nous tranquillise. Nous décidons d'aller voir nous même dans la mine. Ce n'était pas bien prudent. La sentinelle allemande est à une trentaine de mètres. Les deux sentinelles ne se voient pas entre-elles, un tas de terre les en empêche. Quelques mètres plus loin nous voyant, l'allemand nous regarde. Il n'a pas tiré. Ce devait être un vieil habitué au secteur. On a remarqué, qu'après une relève, les nouveaux arrivés tirent beaucoup plus facilement. Au moment des relèves, on entend toujours un bruit inhabituel. Enfin notre visite s'est effectuée sans incident.
-20 Mars. Voilà un mois que je n'ai pas touché à mon carnet.
J'ai fait toujours l'écouteur. Une nuit j'étais dans une mine, les allemands ont déclenché un coup de main. Ils ont occupé quelques heures la tranchée à l'entrée de la mine, je n'ai pas bougé, j'étais prisonnier. Puis les nôtres ont repris la tranchée. J'avoue avoir eu peur, les grenades pleuvaient à l'entrée de la mine. Pauvre fantassins. Nous devons déménager demain. J'étais des premiers à partir en permission, voilà qu'elles sont suspendues.
-21 Mars. Sivry s Ante.
Nous avons fait aujourd'hui 28 kilomètres. Nous avons traversé St Menchould. Il y a tous les civils, la ville n'a pas été trop bombardée. Nous devons passer ici la journée de demain.
-23 Mars. Cortesols. Nous avons fait 24 kilomètres. Le village est remarquable pour sa longueur.
Il n'y a que deux rangées de maisons mais sur six kilomètres de long.
-24 Mars, Recy, 18 kilomètres.
Nous avons traversé la Champagne pouilleuse pays bien pauvre. Nous avons longé Chalons.
-25 Mars. Tours-s-Marne 18 kilomètres.
Nous avons traversé un pays beaucoup plus riche que celui que nous traversions hier. Nous devons rester quelques jours dans cette jolie petite ville.
-27 Mars. Hier, on nous a fait décharger les bateaux et nous avons navigué un peu sur la Marne. Aujourd'hui, il faut les recharger et déménager demain. Nous serions bien restés ici dans cet agréable pays loin des boches. Il ne nous manquait que du bois pour faire chauffer la soupe. Il y en a qui ont trouvé un moyen de se procurer du bois. Logés dans une dépendance d'une habitation, ils avaient remarqué que dans le galetas au dessus d'eux, il y avait une réserve de caisses d'emballage, il fallait essayer de s'en emparer. Dans la journée, la fermière était seule à la maison, il s'agissait de la distraire pour que d'autres puissent sortir les caisses. Alors l'un d'eux va demander à la fermière si elle ne voulait pas vendre un lapin. Tous deux se rendent au clapier qui était derrière. Ca y était, les caisses furent vite dehors, mais on ne s'entendit pas sur le prix du lapin. Autant raconter cela que des histoires d'écouter, l'un dans l'autre se sont des histoires de guerre.
-28 Mars. Ambonnoy.
On a partagé la compagnie, chaque moitié à pris une direction différente. Nous avons fait 5 kilomètres en Champagne viticole. Nous sommes dans une belle petite ville. Il y a un régiment d'infanterie au repos. Sur une affiche je vois que l'Abbé Desgrange est aumônier de ce régiment. Nous, nous n'avons pas d'aumônier.
-29 Mars. Ce matin, un pompier de la ville est venu demander à notre officier de vouloir bien lui prêter quelques hommes pour sortir les pompes à incendie, les faire travailler un peu pour les dérouiller. Alors, comme le génie est bon à tout faire, nous avons été faire de l'exercice de pompier. On a bien arrosé un peu quelques passantes, c'est normal. A midi nous avons quitté Ambonnoy pour faire 10 kilomètres. Nous sommes dans un petit bois non loin de la route de Chaulons à Reims à coté des Petites Loges. Quoique loin du front, on nous loge dans un souterrain pour recevoir un état-major.

-4 Avril. Le cycliste de la compagnie vient de nous apporter une bonne nouvelle, les permissions reprennent alors je pars demain.
Ici, le travail est intéressant, on fait des planchers, des cloisons, des bancs, des tables etc. On parle d'une offensive prochaine.
-5 Avril, j'ai quitté ce matin le bois des Petites Loges, j'ai apporté mon sac au bureau de la compagnie au village voisin Sept-Sault. On me donne ma permission. Je ne savais pas trop où aller prendre le train , je rencontre un camion qui partait pour Chalons, je saute dedans et me voilà à Chalons. De plus en plus on parle d'une offensive.
-18 Avril. J'ouvre mon carnet en rentrant de permission, c'est pour dire que j'ai le cafard.
Je viens de rencontrer un lieutenant, il me dit : " tu rentres de permission et bien tu as du courage, moi j'y serais resté ". Depuis deux jours, l'attaque prévue est commencée. Les deux premières sections de la compagnie ont été en première ligne le jour de l'attaque. Ils me montrent les trophés qu'ils ont rapportés des tranchées boches: poignards, revolver, ceinturons etc. La troisième section y était hier et aujourd'hui c'est la quatrième, la mienne.
On me dit que j'ai de la chance. La compagnie a beaucoup souffert des gaz, beaucoup d'hommes ont du être évacués. C'est à Sept-Sault que j'ai retrouvé le bureau de la compagnie. Je suis descendu du train à Mourmelon. Le petit canon fait rage. Plusieurs obus sont tombés dans le village depuis mon arrivée. Nous logeons dans des maisons non encore démolies. Un obus vient de tomber dans la cour de ferme ou est logée la section.
-21 Avril. Nous sommes toujours à Sept-Sault, c'est à dire que l'offensive n'a pas été loin, à peine 2 kilomètres.
Une section de chez nous y va tous les jours essayer d'arranger un chemin à travers les anciennes tranchées pour que le 75 puisse y passer au besoin. Maintenant on laisse le sac au cantonnement donc pas d'espoir d'aller loin.
-23 Avril. C'était hier le tour de ma section d'aller au travail.
Nous avons travaillé au pied du mont Hault et du mont Cornillet qui font partie du massif de Marinvillers. Nous n'avons pas fait grand chose, l'artillerie allemande donne beaucoup. Nous étions tout le temps terrés dans des trous d'obus. Je ne sais pas comment nous n'avons pas tous été tués. Les fusants n'ont guère cessé d'éclater au dessus de nos têtes. Les brancardiers travaillent toujours dans la compagne environnante, il reste des cadavres depuis le jour de l'attaque. Nos brancardiers, qui nous suivent, s'étaient mis dans un abri non démoli, tout à coup, du fond de l'abri deux hommes se mettent à crier : " kamarade ", c'était deux Allemands qui étaient là depuis le jour de l'attaque. (Plus tard, nos deux brancardiers ont été pour cela décorés de la croix de guerre!).
-24 Avril. Aujourd'hui, toute la compagnie a été occupée à décharger des camions de matériel. Ce matériel est sans doute destiné à aménager les nouvelles positions: des piquets, du fil de fer, des gabions en grande quantité. On nous annonce que nous devons déménager demain. Nous n'en sommes pas fâchés.
-25 Avril, Champigneulle, 25 kilomètres. Nous voilà loin du front. Nous entendons le canon au loin mais nous allons dormir tranquilles.
-28 Avril. L'ordre est arrivé ce matin de mettre sac au dos et de partir. A midi on se met en route. A peine avions nous fait quelques centaines de mètres, un cycliste arrive derrière nous, il faut faire demi-tour et rejoindre le cantonnement du matin.
-29 Avril. Cerville, nous avons fait 5 kilomètres.

-5 Mai, nous sommes restés une semaine à Cherville.
Tous les jours, exercice de pontage sur la Marne à Condé-s-Marne. Un camarade de l'escouade habile chasseur à tiré un joli chevreuil. Toute la section s'en est régalé. Départ demain. 6 Mai. Ce matin réveil à quatre heures du matin, nous sommes partis à Condé sortir les bateaux de la rivière et les charger sur leurs voitures. Charger aussi tous le matériel de pontage : chevrons, planches, cordages ... Nous logeons nos sacs comme nous pouvons sur ces mêmes voitures et en route direction inconnue.
Nous avons fait 40 kilomètres et c'est à Courtisols que nous connaissons déjà que nous cantonnons ce soir. Tout le monde est bien fatigué. On trouve à acheter quelque peu de vin. Je vois quelques uns de mes camarades qui sont ivres. Ils n'ont presque pas bu mais la fatigue et l'insuffisance de nourriture y sont pour beaucoup. Il en est ainsi à chaque étape où on trouve du vin.
-7 Mai, Dammartin la Planchette, 25 kilomètres. Nous cantonnons dans des baraques en planches.
-10 Mai, Mesnil les Hurlus, 20 kilomètres. Nous sommes restés deux jours à Dammartin.
Nous sommes de nouveau dans la zone dangereuse à 3 kilomètres des boches. Nous logeons dans des cagnas. Le nom de Mesnil existe bien mais le village n'existe plus. On ne voit même presque pas l'emplacement des maisons qui étaient faites en liteaux et plâtre. L'église était en pierre, on reconnaît l'emplacement, il reste bien les pierres mais toute la charpente a servi à faire du feu. Ce qu'il y a de remarquable, c'est l'immense cimetière à quelques pas de notre cantonnement. Tous ces morts datent en général de l'offensive de Septembre 1915. Ma compagnie y était et c'est pour boucher les trous qui s 'étaient faits que notre détachement y est venu en Février 1916. Le cimetière est bien entretenu. A l'entrée, il y a un abri où est affiché le plan du cimetière. Toutes les tombes sont marquées sur ce plan avec le nom de l'occupant quand il est connu. Sur chaque tombe il y a une bouteille et dans la bouteille un papier avec un nom. Eugène Chaudières a été tué à Beauséjour, pas bien loin d'ici, il est peut être là.
-12 Mai. Ce matin, l'ordre arrive que la quatrième section, la mienne, devait retourner en arrière pour construire des baraquements. Après avoir marché une heure et demi un cycliste nous rejoint et nous fait faire demi-tour. Nous voilà de nouveau à Mesnil les Hurlus mais pas sans rouspéter.
-13 Mai. Nous avons tous quitté Mesnil ce matin, à trois heures. Nous avons fait 5 kilomètres en longeant le front direction Est. Nous sommes cantonnées dans des sapes au Promontoire à 1500 mètres de Massiges et de Maincourt à environ 2 kilomètres des boches.
-20 Mai. Il y a quelques jours que je n'ai pas pris mon carnet. Depuis que nous sommes ici, je n'ai eu guère le goût à écrire. Notre travail n'est pas intéressant du tout, nous établissons un réseau de fil de fer à quarante mètres des boches à Maison de Champagne. Nous y avons travaillé toutes les nuits. Les boches nous jouent des airs de mitrailleuses de temps en temps. Heureusement les trous d'obus sont assez nombreux, ils se touchent. Pourvu que la première balle ne vous attrape pas, on comprend facilement la direction de " la faux ". Le mitrailleur agit comme le faucheur. Il arrivent que les balles coupent le fil de fer au dessus de nos têtes. Le temps est bien noir, il m'est arrivé de secouer un cadavre en croyant avoir à faire à un camarade.
Ce qui rend notre travail encore plus pénible, c'est qu'il pleut tout le temps. Le pays est en plaine, dans les boyaux, il y a de la boue jusqu'au genou ou au dessus. Nous avons 5 kilomètres à faire matin et soir ou plutôt soir et matin. La journée, nous devons préparer les pelotes de fil de fer que nous devrons poser la nuit. Nous en prenons une charge puis des territoriaux nous en apportent d'autres. Ils font deux voyages toutes les nuits et ma foi, quoique peut être un peu plus exposé, je n'envie pas leur place. Certainement je n'avais jamais tant peiné depuis que je suis à la guerre. Je n'aurai certainement pas pris mon carnet aujourd'hui si je n'étais pas exempt de service. J'ai eu un accès de fièvre. Hier soir l'infirmier est venu prendre ma température, il n'a pas voulu me dire combien j'avais. Aujourd'hui je suis guéri, le major m'a donné quand même un autre jour de repos.
-1er Juin. J'ai appris que Mr Carrié notre curé de Cantoin est à l'ambulance du château de Vaux.
Je demande la permission d'aller le voir et on me la donne, il y a 20 kilomètres. -3 Juin. Me revoilà de nouveau au Promontoire. Hier matin, j'ai pu prendre l'ambulance qui transporte les blessés. Je suis arrivé à Vaux à l'heure de la soupe. J'ai passé là une bonne soirée, nous avons été à St Menhoul qui n'est pas loin. J'ai couché à l'ambulance. Ce matin, j'ai servi la messe dans l'église voisine à Caude -Fontaine et je suis rentré à pied. Ce soir, fil de fer.
-9 Juin. Enfin nous respirons, le réseau est fini.
Chose extraordinaire nous n'avons eu qu'un seul blessé. Le capitaine pensait obtenir une seconde citation à l'ordre de l'armée, ce qui nous aurait donné droit à l'ordre de la fourragère, mais nous n'avons eu que des félicitations.
-11 Juin, nous allons commencer un tunnel à 1 kilomètre des lignes.
Ce tunnel doit aboutir presque en première ligne et servir pour les relèves, les corvées de soupe ou de matériel. Il remplacera les boyaux qui passent au-dessus de la butte. Ce sera bien toujours un travail de mineur mais tout de même plus intéressant que les mines. Et puis ce tunnel pourra peut être épargner quelques vies humaines.

-1er Juillet. Je n'ai pas pris mon carnet depuis que nous avons commencé le tunnel.
En temps ordinaire nous aurions trouvé ce travail pénible mais en venant des fils de fer, on se trouve bien ici. On travail avec goût et on fait beaucoup de travail. Nous avons commencé deux tunnels à la fois, l'un au Fer de Lance l'autre au pouce de la Main de Massiges . Dans chacun des tunnels, nous avons installé des moteurs qui fournissent l'électricité et l'air comprimé. Nous avons donc l'éclairage et des perforeuses électriques et à air comprimé. Dans l'un d'eux, qui est en ligne droite, nous avons un treuil électrique qui tire les wagonnets de terre. Pour le moment c'est moi qui suit à la commande du treuil. Les tunnels ont 2 mètres de larges et 2,10 mètres de haut. Nous avançons d'un mètre à chaque séance de travail et il y à trois équipes de travail.
-19 Juillet, je pars en permission, je vais prendre le train à Somme Tourbe.

- 2 Août. Me voilà de nouveau au Promontoire, rien de nouveau à la compagnie.
Toujours le même travail, seulement pas dans les mêmes conditions. Malgré tous les camouflages, les boches se sont aperçus qu'il y avait des tas de terre à l'entrée des tunnels et ils se sont mis à les bombarder. Pour camoufler, on se sert de larges grillages métalliques sur lesquels on a épinglé de l'herbe artificielle.
-1er Septembre. Toujours le même travail mais les boches se font de plus en plus méchants. Ils nous envoient maintenant des obus à gaz, ce qui n'est pas intéressant du tout.

-1er Octobre. Rien de bien intéressant à dire, toujours le même travail. Un obus nous a cassé plusieurs cadres à l'entrée du tunnel, il a fallu des remplacer. Mon treuil qui était un peu en dehors du tunnel n'est plus tenable.

-1er Novembre. Encore un mois de passé ici et c'est de là que demain je vais repartir en permission. Si c'est nous qui devons finir le tunnel, ce qui ne serait pas étonnant, nous sommes bien là pour tout l'hiver. Aussi, nous avons aménagé nos cagnas le plus confortablement possible. Nous avons planches et poutrelles à notre disposition pour coffrer le tunnel. Il est possible d'en soustraire pour notre aménagement. Nous nous sommes donc mis à l'abri des courants d'air. Avec de gros tuyaux de ventilateurs, nous avons fabriqué des poêles. Certaines cagnas ressemblent à de petits salons si ce n'était les lits superposés. Un des grands avantages que nous avons sur l'infanterie c'est de changer moins souvent de place.
-20 Novembre, toujours le Promontoire.

L'ANNEE 1918
-1er Janvier 1918. Aujourd'hui repos et amélioration de l'ordinaire : une bouteille de champagne à quatre et un cigare ! Avec ça le poilu est content ...

-1er Février. Le bruit court que nous resterons plus bien longtemps ici.
Le tunnel ne débouche pas mais plusieurs escaliers aboutissent dans les boyaux. Ces escaliers rendront tout de même bien service. Ces derniers temps nous avons rencontré une source assez abondante qui nous a donné pas mal de travail. On a installé des puits, une motopompe qui n'a pas tardé à être en panne et on a repompé.
-4 Février. C'est demain que nous devons déménager. Il y a 9 mois que nous sommes ici.
-5 Février. La Neuville au Pont, nous voilà de nouveau à cinq ou six kilomètres des boches. Nous connaissons déjà ce village où il y a encore quelques civils. Nous y avons passé une journée l'an dernier en allant au Four de Paris. C'est dans la même maison que nous sommes installés.
-10 Février, toujours à Neuville au Pont mais nous avons changé de métier, nous voilà cimentiers. Nous construisons des postes d'observation en ciment armé. Je crois que ce sera plutôt des abris de mitrailleuse en cas de retraite. Dimension intérieures 1x2x2 mais il y a deux mètres d'épaisseur de béton tout le tour. Une ouverture pour l'entrée et une petite pour le canon de la mitrailleuse. Nous travaillons le jour, quel changement.
-15 Février. Hier à midi en arrivant du travail, je trouve à la maison JM Chaudières. Cantonné lui-même à Ste Menehould il avait appris que j'étais ici et il est venu me voir. Ste Menehould n'est qu'à sept ou huit kilomètres. On a toujours bien plaisir à rencontrer quelqu'un du pays à plus forte raison de la famille.

-4 Mars, Je pars en permission demain.
-21 Mars. Me voilà de retour à La Neuville au Pont, mais mon escouade est détachée à Ste Menehould, je dois la rejoindre demain.
-25 Mars. Nous travaillons à faire un gros abri pour l'état-major mais il ne fait pas bon ici. La ville est bombardée par obus et par avions. Il y a beaucoup de civils, ils se réfugient dans les caves quand ils entendent les avions, quel affolement, c'est démoralisant! Notre escouade commande un bataillon de travailleurs annamites.
-30 Mars. L'état-major ne peut plus tenir ici, leur logement sert de cible aux obus. Ils ont changé d'habitation plusieurs fois, le lendemain le tir allemand est rectifié, il y a sûrement des espions qui communiquent quand ils veulent avec les Allemands. Le général de corps d'armée a eu la visière de son képi traversée par un éclat d'obus. Deux officiers de sa suite ont été tués. Aussi, demain, quoique jour de Pâques, il va déménager. Nous devons aider au déménagement et les suivre. Avant de partir nous devons aller enterrer une vache qu'un obus à tué dans l'étable, l'étable est bien endommagée. Un vieillard propriétaire de la vache, était resté seul dans la maison d'à coté, la vache était son seul bien.

-1er Avril. Nous revoilà à Dammartin le Planchette avec l'état-major. Nous devons leur faire un abri en béton.
-30 Avril. Voilà un mois que nous sommes ici, nous avons fait plusieurs abris. Ces messieurs seront en sécurité. Mais nous demain, nous devons rejoindre la compagnie à la ferme de la Noue.

-1er Mai. Nous sommes à trois kilomètres environ des boches, nous faisons du terrassement pour des abris pour les fantassins.

-1er Juin, J'ai été ces jours derniers, rendre visite à Joseph Chaudière au camp du Boyau blanc à vingt kilomètres d'ici. Artilleur, bien en arrière, il n'a jamais vu les lignes. Il est quand même bien démoralisé.
-14 Juin. On parle beaucoup de la possibilité d'une grande attaque ennemie dans notre secteur.
On prend beaucoup de précautions. Une section de la compagnie est chargée en cas de retraite de faire des barrages dans l'Aisne avec n'importe quoi pour faire des inondations. Ma section est chargée de faire sauter des ponts et passerelles depuis Vienne la ville jusqu'à La Neuville au Pont. Nous sommes trois ou quatre désignés pour chaque pont. Chacun doit rejoindre son poste en cas d'alerte. Pour l'instant, nous sommes trois au pont de Chamvrieule qui est le plus important, nous devons préparer les mines à l'avance, nous y allons demain et après il faudra y prendre continuellement la garde.

-1er Juillet, l'attaque allemande est imminente nous dit-on. Le général Gouraud qui commande notre armée (la 4ème) vient de lancer une proclamation dans laquelle il nous dit : "nous aurons à combattre dans un nuage de poussière, de fumée et de gaz." La défensive à l'air d'être bien organisée, tout le monde à confiance. Le moral est bien meilleur qu'en Avril en Champagne.
-5 Juillet. Nous avons eu une alerte hier soir, mais fausse alerte, l'artillerie française a bien donnée, mais très peu l'artillerie boche. J'ai été avec le sergent tout le long de la rivière voir si tout le monde était à son poste.
-7 Juillet. J'ai changé de pont hier soir, je suis maintenant au grand pont au milieu du village de La Neuville où nous cantonnons.
-15 Juillet. Enfin ça y est, la terrible journée est passée. Les boches ont attaqué à minuit mais leur heure était connue à l'avance. L'alerte a été donnée à neuf heures du soir. A dix heures, l'artillerie française déclenchait le tir et comme il faut. Les boches n'ont pas tardé à s'y mettre ; et alors quel bruit ! Pas un obus n'est tombé dans le village désert mais cependant presque pas de vitres n'ont résisté. Les ardoises pleuvaient aussi. Deux régiments d'infanterie étaient avant hier en réserve dans le village. Ils étaient partis le soir . On avait fait évacuer les civils depuis quelques jours. La nuit nous étions seulement quatre hommes. Nous devions faire sauter le pont en cas de nécessité mais il fallait laisser passer les français et partir les derniers. Le lieutenant est passé de bonne heure ce matin, il nous raconte : "Les allemands ont attaqué depuis Reims jusqu'à la Main de Massige. Les premières lignes françaises avaient été préalablement évacuées. C'est des poste de mitrailleuses qu'on été fauchés les rangs allemands. Nulle part nos troupes n'ont fléchi". On se méfie encore. On a peur d'une seconde attaque. La compagnie a eu deux blessés, ceux qui étaient les plus éloignés du front au pont de St Menehould.
-30 Juillet, nous venons de recevoir l'ordre de déminer les ponts, c'est sans doute qu'il n'y a plus rien à craindre. D'ailleurs depuis le 18, les boches reculent dans l'Oise et l'Aisne.

-1er Août. Même cantonnement, nous allons faire des abris du côté de Mafrecourt.
-30 Août. Nous avons quitté La Neuville au Pont ce matin, nous avons fait 15 kilomètres et embarqué à Valmy. Maintenant nous roulons.
-31 Août. Nous avons débarqué hier soir à Colus près de Chalons, nous avons fait 6 kilomètres et nous cantonnons à Fagnières.

-1er Septembre, nous avons rembarqué à Chalons et nous roulons toujours vers l'ouest.
-2 Septembre. A minuit, nous débarquons à Chantilly (Oise), nous faisons 2 kilomètres et nous sommes à Vineuil, mal logés, mais tant pis, on n'entend pas le canon.
-10 Septembre. J'ai eu vingt quatre heures de permission, je suis allé à Paris. Ici, nous faisons des marches et du pontage sur l'Oise à quelques kilomètres, j'ai pu visiter le château de Chantilly.
-14 Septembre, nous devons déménager demain.
-16 Septembre. Nous avons embarqué avant hier soir sur des camions. Nous sommes passés à Senlis et à Compiègne. Nous avons roulé ainsi jusqu'à quatre heures du matin, bien doucement mais bien cahotés quand même. A côté de Nampcelle, village démoli, la route était tellement mauvaise qu'il a fallu débarquer. Les camions n'ont pas pu aller plus loin. Nous avons fait 15 kilomètres sac au dos. Tout le monde était excessivement fatigué. Nous sommes enfin arrivés dans ces fameuses carrières du Soissonais où les boches étaient si bien cramponnés il y a quelques mois. Nous cantonnons dans les carrières. On y est bien mal. Ce sont d'immenses caves complètement obscures et excessivement humides. Les boches sont à 3 kilomètres.
-20 Septembre. Nous avons ébauché un pont sur le canal de l'Oise. à l'Aisne. Hier, je suis tombé dans le canal, j'ai pu me cramponner à une planche. Une pointe dans cette planche m'a fait une bonne plaie dans la main, rien de grave. Il fait beau, je pourrais sécher mes vêtements. Nous devons déménager après demain.
-22 Septembre, Montoit près de Vie-s-Aisne, 22 kilomètres, toujours des carrières comme cantonnement.
-24 Septembre, Carlepont. Hier repos, aujourd'hui 18 kilomètres, village assez important mais démoli.
-25 Septembre, Chaumy, 2 kilomètres, belle petite ville mais démolie.
-27 Septembre. Depuis longtemps j'étais le premier à partir en permission mais il n'y avait pas de départs. Enfin je pars aujourd'hui, je vais prendre le train à 10 kilomètres d'ici.

-15 Octobre. Je suis rentré hier de permission, le bureau de la compagnie est toujours à Chaumy mais la compagnie est dispersée et presque dissoute. La grippe espagnole a fait des ravages. Tous les officiers sont atteints, l'un d'eux est mort. Plusieurs hommes sont morts aussi. Beaucoup ont du être évacués à l'arrière. Ce qui reste de ma section est en subsistance à la compagnie 8/16 dans le bois de Fallouël à 10 kilomètres de Chaumy. Je dois la rejoindre immédiatement car le temps presse me dit-on. J'y suis arrivé à 16 heures juste au moment où mes camarades bouclaient leurs sacs pour aller faire des passerelles en première ligne, je dois les suivre encore une douzaine de kilomètres à s'appuyer.
Arrivés sur les positions à quelques centaines de mètres des boches, la moitié des hommes se reposent pour aller travailler la nuit prochaine. L'autre moitié au travail tout de suite. J'ai tout de même la chance d'être de ceux qui se reposent mais quel repos! Nous nous étendons par terre les uns contre les autres bien serrés car il fait froid, nous nous couvrons de notre mieux et on essaie de dormir. Le matin on secoue la gelée blanche des couvertures et c'est sous ces couvertures couvertes de gelée que nous avons bu la bouteille de gnole que j'avais rapporté de permission. Les cuisiniers avaient fait chauffer le café. Pour une rentrée de permission c'est assez bien réussi. Ce matin personne ne pense à la grippe. Une nuit à la belle étoile et la gelée, c'est sans doute le meilleur remède.
-16 Octobre. Nous avons travaillé la nuit dernière. Nous avons fait un pont sur l'un des bras que fait l'Oise à cet endroit à quelques dizaines de mètres des boches. Des coloniaux montent la garde au devant de nous. Au milieu de la nuit un fantassin passe à côté de nous, il se sauvait, il venait d'enfoncer sa baïonnette dans le ventre d'un boche. Lui, était presque aussi malade que celui qu'il venait de tuer.
-18 Octobre. Ce matin, c'était mon tour de prendre la garde aux ponts déjà construits, c'est à dire veiller à ce que les ponts soient toujours praticables, les réparer ou du moins donner l'alarme si quelque obus les détériorait. Je suis donc venu en première ligne avec les coloniaux. Aucun coup de fusil n'a été tiré, chose extraordinaire car d'ordinaire, les mitrailleuses ne cessent de cracher. Nos mitrailleurs décident d'aller voir de l'autre côté. Ils avancent de plus de cent mètres, ils ne trouvent personne. Un moment après, l'ordre leur arrive d'avancer sur toute la ligne. Tous partent contents. Je reste là avec un poste téléphonique tandis que d'autres déroulent le fil téléphonique derrière les troupes. De temps en temps ils transmettent les nouvelles au poste qui est ici, qui lui même les transmet plus loin. Toute la journée, je vais donc être au courant des nouvelles du secteur. Au moment où j'écris, nos troupes ont avancé de cinq kilomètres et n'ont pas rencontré un boche. Mes camarades viennent de faire un pont sur le canal latéral de l'Oise et les canons de 75 passent en grande vitesse sur le pont que je garde. Serait-ce enfin l'avance pour de bon, il faut l'espérer.
-19 Octobre. Ce sont des hommes d'une autre compagnie qui m'ont relevé hier soir à la nuit tombante. J'ai couché dans le bois de Fallouël. Ma compagnie doit se reformer et se rassembler à la Fère. La grippe a disparu, quelques nuits à la belle étoile ont tout désinfecté et puis le moral est bon. Nous regrettons de ne pas être à suivre les boches. Le rassemblement de la compagnie va durer deux jours.
-21 Octobre. Nous voilà à la Fère et nous avons commencé un pont sur la Serre pour l'artillerie lourde.
-29 Octobre. Le pont est fini, nous déménageons.
-30 Octobre. Assis-s-Serre. Sitôt arrivés au travail pour un autre pont et on travaille du matin au soir. Les boches ne disent pas grand chose.

-2 Novembre. Encore un pont de fait et demain à un autre. 4 Novembre, c'est à Nouvion le Comte que nous travaillons.
-5 Novembre, nous apprenons la capitulation de l'Autriche, le moral est bon.
-7 Novembre, nous cantonnons aujourd'hui à Faucouzy. Là, nous rencontrons le premier civil que les boches ont laissé derrière. Quelle fête pour ce pauvre homme de revoir des français.
-8 Novembre. Nous avons fait 15 kilomètres sac au dos aujourd'hui, mais on dirait que maintenant les kilomètres sont plus courts. Tous les villages sont habités maintenant. Tout le monde vient au devant de nous avec des drapeaux. Tous les chemins sont décorés, pavoisés. On se demande d'où sont sortis tous ces drapeaux dans un pays que les boches occupaient encore hier matin. L'infanterie française y est rentrée hier soir.
-9 Novembre. Nous voilà à Foigny sur la Thon. Nous allons y faire un pont. On dit que les parlementaires boches sont passés avec le drapeau blanc à quelques kilomètres de nous.
-11 Novembre. Ca y est ! Le téléphone vient de nous annoncer que l'armistice est signée.
Nous allons continuer notre travail mais nous n'aurons plus peur des obus.
-13 Novembre. Nous voilà à Origny en Thiéraches. Nous devons déblayer une route. Un pont de chemin de fer passait au dessus de la route et les boches l'on fait sauter. Un train était sur le pont, les Allemands avaient mis ce train sur le pont pour tout démolir en même temps. Sur la route ce n'était qu'un amas de ferraille et de pierres. Nous avons utilisé palans et moufles pour tirer la ferraille des wagons. Nous avons même employé des explosifs pour la briser. Des maisons ne se trouvaient pas bien loin du pont. Ces maisons avaient été ébranlées par l'explosion quand le pont avait sauté. Chaque fois que nous minions, les pauvres occupants sortaient et regardaient les murs qui menaçaient de s'écrouler. Là, nous n'étions pas bien vus.
-18 Novembre. Nous sommes partis ce matin croyant aller occuper une ville allemande. Après avoir fait 16 kilomètres, nous sommes rejoints par un auto de l'état major. On nous fait faire demi-tour et nous retournons à Hirson. Voilà 26 kilomètres de faits bien inutilement.
-1er Décembre. Nous sommes toujours à Hirson, nous sommes bien vus de la population mais quelle débauche dans cette petite ville. Nous travaillons toujours à déblayer des routes encombrées par des ponts de chemin de fer qui les surplombaient et qui avaient sauté.
-14 Décembre. Archon près de Bayon Aisne, nous avons fait 26 kilomètres. 27 Décembre. Voilà une douzaine de jours que nous sommes ici, nous avons absolument rien fait, nous déménageons.
-28 Décembre, Marle, 28 kilomètres.

L'ANNEE 1919

-1er Janvier 1919. Encore un jour de l'an sous les drapeaux, j'espère bien que ce sera le dernier. On ne parle pas encore de nous lâcher. Ici, nous travaillons à déblayer la rivière la Serre. Les boches l'avaient obstruée pour provoquer des inondations. Ce n'est pas un travail bien chaud en cette saison.
-6 Janvier, c'est mon tour de partir en permission.

-4 Février. Me voilà de nouveau rentré. Les trains marchent doucement dans l'ancienne zone des armées et les lignes ont été sabotées dans la partie qui était occupée. Il y a beaucoup d'hommes qui travaillent à remettre en état. Toujours à Marle.
-7 Février. Dercy. Nous avons déménagé ce matin et fait 7 kilomètres. Il y a plusieurs ponts à faire.

-4 Mars, je suis désigné avec trois de mes camarades pour aller garder du matériel à la scierie de Houry.

-12 Avril. Nous avons déménagé ce matin, nous sommes restés quarante jours à Houry, C'est bien le meilleur temps que j'ai vécu depuis que je suis soldat.
Nous n'étions que quatre soldats dans le village et c'est à qui pourrait nous recevoir et nous faire fête. Les pauvres gens étaient pourtant bien à plaindre. Leurs maisons avaient été pillées, leurs champs dévastés et ils s'étaient bien mal nourris pendant l'occupation. Ils nous ont quand même offert leurs premiers oeufs et les vieilles bouteilles de cidre qu'ils avaient réussies à dissimuler. Nous étions logés à la scierie. Le propriétaire venait de perdre sa femme. Il avait deux enfants, un garçon de 9 ans et une fillette de 7 ans. Le pauvre homme et surtout les enfants s'étaient beaucoup attachés à nous, nous mangions ensembles. Bien souvent c'était moi qui peignait la fillette. Le patron n'aimait pas les boches qui lui avaient fait faire cent jours de prison. Il leur faisait beaucoup de peine de nous voir partir. Nous voilà à La Fère avec la compagnie et on doit partir après demain.
-14 Avril. Chaumy, 15 kilomètres.
-15 Avril. Ribecourt, 26 kilomètres. Nous traversons le pays dévasté par la guerre. Quelle tristesse. Toutes les maisons démolies, la terre bouleversée.
-16 Avril. Longueil Sainte Marie. 25 Kilomètres, Jeudi saint.
-17 Avril : repos Vendredi saint.
-18 Avril.St Firmin, 30 kilomètres.
-19 Avril.St Prix (Seine et Oise), 32 kilomètres, nous devons rester quelques temps ici, nous sommes logés dans une grande maison presque un château, propriété de l'évêché.

-14 Août. Depuis que je suis ici je n'ai pas pris le carnet et si je le prends aujourd'hui, c'est bien, je l'espère pour le clôturer. Ma classe est démobilisable le 13 Septembre,. J'ai vingt jours de permissions voyage non compris. Après ma permission, il me restera deux ou trois jours à faire. Je ne reviendrait sûrement pas ici. Nous avons été bien tranquilles à St Prix. Nous devions travailler à reboucher des tranchées qui avaient été creusées pour la défense de Paris. Nous n'y avions aucun goût, les outils ne se trouvaient pas assez solides, les manches ne restaient pas et les magasins n'en étaient pas assez fournis. Nos chefs n'étaient pas plus courageux que nous. Alors on nous a laissés tranquilles. On nous a permis d'aller travailler chez les paysans. Avec deux ou trois de mes camarades, nous avons été bêcher dans un grand jardin ou plutôt un parc devant un château. On nous payait 5 francs l'heure et nous allions manger à la gamelle. J'ai eu la permission d'aller à Paris tous les dimanches. Il y a une demi heure de chemin de fer. Nous étions toujours couchés sur le plancher avec de la paille. Avec un camarade, nous avons trouvé un lit pas trop cher alors nous couchions en ville. Enfin à St Prix, nous avons tous mis bonne mine. C'est tout de même sans regret que je le quitte.

Je suis resté juste quatre ans soldat.


Quelques Commentaires

Né en 1895 j'avais 19 ans en 1914. J'étais convoqué avec ma classe pour un conseil de révision en Octobre 1914. J'avais bonne santé, j'étais bien proportionné en taille et en poids mais je n'étais pas bien grand et pas bien gros; c'était une chance car on m'a ajourné. Il faut dire qu'il était considéré que s'il fallait des hommes aux armées, il en fallait aussi à la terre car il n'y en avait pas beaucoup. Mes camarades ont été appelés vers le 20 Décembre.
Je passais un deuxième conseil de révision en Juillet 1915. Reconnu bon pour le service, je suis appelé à Aurillac le 11 Septembre 1915. Tout seul du canton pour Aurillac. Pourquoi tout seul? On avait reconnu en haut lieu que les hommes d'une même commune appelés dans la même unité avaient tendance à se réunir et étaient exposés au même danger. Nous avions d'ailleurs un exemple dans la région ; la famille Balsac de Rives groupés pour manger un colis qui venait du pays ont tous été tués par le même obus tombé au milieu d'eux. Imaginez la peine pour la famille, la corvée pour le maire chargé d'aller leur annoncer la nouvelle et l'effet sur le moral!

A Aurillac, je suis désigné avec une trentaine d'autres pour aller dans le génie à Grenoble. Pourquoi moi ? J'ai l'impression qu'il y a eu un peu d'amour propre de la part des chefs d'Aurillac. Ils ont gardé un groupe homogène et fait partir les plus grands et les plus petits. J'étais des plus petits, c'était encore une chance.
On ne peut pas lire mes quelques notes de guerre sans faire une remarque : Ce n'est pas un journal de combattant que j'ai écrit mais un journal de travailleur. Ce n'est pas en lisant ce journal qu'on peut se rendre compte des souffrances qu'ont enduré les combattants, c'est à dire les fantassins. Jugez plutôt : ils étaient huit jours au petit poste en première ligne, huit jours en deuxième ligne, c'est à dire à quelques dizaines de mètres en arrière et huit jours en réserve, c'est à dire à environ un kilomètre, à peu près à la hauteur de nos cantonnements. Pendant qu'ils étaient en première ligne, défense de se déchausser et de quitter l'équipement, c'est à dire cartouchières avec leurs bretelles de suspension. Deux heures de nuit, deux heures de jour, chacun leur tour au créneau à surveiller, l'arme au pied toujours prêt à appeler leurs camarades.
La nuit, au moindre bruit perçu d'en face, il fallait lancer une fusée éclairante avec un pistolet spécial. La fusée montait à une vingtaine de mètres avant de s'allumer. Un petit parachute maintenait la lumière en l'air une petite minute, le temps de voir ce qui se passait. S'il y avait danger ils appelaient l'artillerie, pour cela ils avaient des fusées rouges. Ils avaient d'autres fusées avec des couleurs différentes. Une couleur demandait aux artilleurs d'allonger le tir, une autre de le raccourcir.
Il y avait des corvées, j'ai déjà parlé des corvées de soupe. Il y en avait beaucoup d'autres. Il fallait s'approvisionner en munitions, grenades, fusées, balles etc., et aussi en matériel car si nous effectuons les grosses réparations et les nouvelles réalisations, il y avait aussi les petites réparations quotidiennes. Il y avait toujours quelques petits éboulements, soit matériels, soit provoqués par de petits bombardements, alors il fallait du clayonnage, des gabions, des sacs etc. Après la pluie, il y avait à vider les puisards. Ces puisards étaient creusés à tous les endroits où tranchées et boyaux arrivaient, soit dans la plaine, soit dans un bas fond et ils étaient recouverts de caillebotis. Les waters indiqués par les noms latrines ou feuillées (il fallait bien faire un peu de fantaisie) étaient au bout d'un boyau de cinq à six mètres et à chaque relève, il fallait les changer de place .
Tout ce que je viens de décrire, c'est l'emploi du temps des périodes tranquilles. Cet emploi du temps était souvent bouleversé. En plus des grandes attaques, il y avait de fréquents coups de main surtout dans les secteurs un peu montagneux. Le haut d'une crête était une position convoitée qui changeait souvent d'occupant.
Peut-on se faire une idée du courage nécessaire pour sortir de la tranchée et arriver à l'improviste une grenade à la main dans la tranchée adverse, en chasser l'occupant, s'y installer, prêt à repousser les contre-attaques probables? Si cette contre-attaque n'arrivait pas le lendemain, elle arrivait dans huit ou quinze jours mais il fallait s'y attendre. On peut comprendre la différence qu'il pouvait y avoir entre mon journal et celui qu'aurait pu faire un combattant, si toutefois il lui avait été possible de le faire, changer de place tous les huit jours et emmener avec soi tout son mobilier suppose pas mal de difficultés.
Je suis resté tout le temps dans la même unité sans blessure ni maladie, ce qui n'était pas rare chez nous, mais qui peut être ne s'est jamais produit chez un fantassin. Je n'ai commencé ma campagne qu'un an et demi après la déclaration de guerre, la guerre des tranchées était bien installée. Le plus dangereux et le plus pénible a sans doute été le début.
On a reproché à nos gouvernements, et peut être sans raison, de n'avoir pas suffisamment prévu, de ne s'être pas préparé. Le même reproche a été fait en 1939. Maintenant en 1975, on leur reproche de vouloir trop se préparer. Je pense au camp du Larzac qui pour des raisons militaires devrait être agrandi. La population s'y oppose.
En 1914, sans que nous nous en doutions, la menace de guerre devait exister depuis plusieurs années. Depuis 1905 et jusqu'en 1912, la durée du service militaire était de deux ans.
En 1912, le gouvernement fait voter la loi de trois ans et fait avancer d'un an l'âge de conscription. Les jeunes seraient appelés à 20 ans au lieu de 21 jusqu'alors. Les classes 12 et 13 furent donc appelées la même année. L'une avait 21 ans et partait pour 2 ans, l'autre avait 20 ans et partait pour 3 ans. Hélas toutes deux furent libérées ensemble en septembre 1919.
En écrivant cela, je pense à nos aïeux qui passaient une partie de leur jeunesse au régiment. Du temps de mes grands pères pendant le second empire, la conscription était de sept ans. Tous ne partaient pas, ils tiraient au sort, certains numéros étaient exemptés. Ils avaient aussi la possibilité de se faire remplacer, ils payaient un homme qui effectuait le service à leur place, mon grand père paternel avait payé un homme, je ne sais pas pour mon grand père maternel, je sais qu'il fut mobilisé pendant la guerre de 1870. Il avait 24 ans. Mon grand père paternel était plus jeune d'une dizaine d'années. Son troisième enfant naissait aux capelles en 1870, le second s'appelait Cyprien et devait mourir vers l'âge de 10 ans. Mon père né en 1866 était appelé pour 5 ans. La loi de 3 ans était votée peu après son départ, il n'aurait du faire que trois ans mais ses papiers s'égarèrent dans quelque bureau, il dut faire presque 4 ans.